Pour un Amant rédimé? 

Duras et Annaud ou le mensonge possible de la littérature et l’évidence des images

 

“- Pourquoi est-ce Annaud qui tourne L’Amant? Vous n’avez pas eu envie de le faire, vous?

- Personne ne m’aurait donné de l’argent pour le faire. [...] Et puis j’avais fait le livre. C’était ça que je savais faire" (1)

 

“Il veut faire une biographie de moi, alors que L’Amant n’est pas un récit autobiographique, c’est une traduction" (2).

 

 

N’est-ce pas une gageure que de se demander s’il est possible d’accorder quelque forme de rédemption au “cinéma de présentoir” de Jean-Jacques Annaud dans son adaptation, à la fois fidèle et infidèle, à L’Amant de Marguerite Duras, devenu depuis son prix Goncourt en 1984, une sorte de livre-culte où est nous racontée, dans quelque 40 traductions, une histoire d’amour et d’argent entre un riche Chinois et une jeune fille pauvre de la colonie indochinoise?  Histoire dont on ne saura jamais ce qui est fiction et ce qui est réalité, tellement il est vrai que pour son auteur, à l’instar de Proust, la vraie vie, c’est la littérature.  N’avouait-elle pas à sa biographe ? et, ici, il faut la croire, car l’interview est encore la meilleure forme de confession ? qu’elle ne savait plus de ce qui est écrit par elle sur sa vie et de ce qu’elle avait réellement vécu, ce qui est vrai” (3)  Tant il est vrai également, comme déjà nous le disait Platon dans le Phèdre que l’écriture est l’ennemi de la mémoire.

 

 S’expliquant, comme il l’a fait à moultes reprises, sur les raisons qui l’ont conduit à transposer ce livre à l’écran, Annaud avoue avoir porté comme une sorte de culpabilité de n’avoir traité au cinéma qu’une moitié du monde: la partie mâle, et avoir été particulièrement attiré par l’évocation de la sensualité féminine contenue dans ce qu’il caratérise de “très beau roman”.  S’y ajoute en second lieu le fait que cette histoire se déroulait dans une colonie française, fasciné qu’il est par l’empire colonial français, dont il a gardé, dit-il, la nostalgie, et qu’il y avait là le contact de deux cultures, phénomène qui l’attire depuis son premier séjour en Afrique.  Il passera en effet sept ans à “apprendre l’Afrique”, pour tourner son premier film, La Victoire en chantant (1976), dans lequel il avait montré sa juvénile manière de juger les pratiques impériales et ridiculisé les comportements prétentieux et guerriers sous l’alibi patriotique.  Bref, cette expérience, ces climats, ces cultures, ce rapport à l’autre l’avaient préparé aux dimensions exotiques, coloniales et interraciales de L’Amant (4).

 

Si ce film, qu’Annaud compare à “une sonate de sentiments sur fond de symphonie coloniale”, a connu un énorme succès commercial (six cent mille spectateurs en cinq semaines à Paris), ce fut à l’encontre d’une critique très mitigée, les reproches principaux se ramenant à trois chefs d’accusation.

 

Premier point:  l’oeil tourné vers les recettes de caisse ? culture américaine de masse oblige ? il avait trahi le texte durassien en choisissant, d’une part, des interprètes de langue anglaise et, d’autre part, en mettant l’accent sur ce qu’il nomme “le spectaculaire de l’intimité”, en langage clair, comprenons vingt minutes de scènes de copulation, filmées sous cinq angles différents.

 

Deuxième point: trahison de point de vue. Bien que ce soit une histoire racontée par une femme, Annaud filme du point de vue de l’homme. De la violence sur l’autre plutôt que du désir réprimé-exprimé de la très jeune fille. Du sexe plutôt que de l’effroi du sexe (5).  Déjà, dans la scène initiale sur le ferry, qui amène à la rencontre des deux protagonistes, et où la jeune fille, penchée sur le bastingage, dans une pose très étudiée, jambe nue sur un échelon, semble nous regarder, l’énorme capot noir de la voiture du Chinois qui avance pénètre visuellement l’espace entre ses jambes. Bref close-up et, en guise d’apothéose, une bouffée de fumée qui s’échappe du tuyau de cheminée du ferry (6).  Philippe Ariès avait raison qui affirme que pour l’homme, tout cylindre est un sexe!

 

Troisième point: Comme nombre de lecteurs de Duras, Annaud est séduit par l’évocation lyrique de l’Indochine de Duras, qui pourtant, comme elle le dit, n’avait rien d’“une géographie scolaire.” Et donc, pour rester fidèle à l’esprit du livre et donner plus de“véracité” à son cinéma, il se croit contraint de filmer sur place. Et là, tel un archéologiste qui aurait découvert dans le nouvel Hô Chi Minh-Ville, et ce qu’il nomme “le bon le bon côté de la pauvreté, ces “joyaux au milieu des ruines” que sont ‘les reliques uniques de la présence française”, capital cinématique aidant au coût de quelque 25 millions de francs, il ressuscite une façade coloniale dans laquelle le Viêt-nam d’aujourd’hui est complètement effacé et “sa population ascétique” (7) réduite à un fond de paysage, sans que nous soit donnée à voir “l’humanité du peuple vietnamien lui-même” (8)

 

Quant à la masse des spectateurs-voyeurs de ce film - j’en ai pour preuve la quantité de commentaires recueillis sur Internet, plus nombreux au masculin qu’au féminin, ajouterai-je - sans d’ailleurs se soucier que ce pût être l’adaptation du fameux Amant de Duras, ce sont les scènes de copulation et leur étonnante allure d’authenticité qui les ont séduits et, semble-t-il, peu choqués.  Peu choqués non plus par leur carnalité inversée, celui du désir vorace d’une très jeune fille pour un homme presque deux fois son aîné, dont elle est, elle, à 15 ans et demi (17 ans dans le film pour respecter un semblant de convenances), l’initiatrice et non l’inverse.

 

“Je lui avais demandé de le faire encore et encore. De me faire ça. Il l’avait fait. Il l’avait fait dans l’onctuosité du sang. Et cela en effet avait été à mourir. Et cela a été à en mourir.” (L’Amant 55)

 

Peu choqués enfin, semble-t-il, par cet autre tabou violé, celui de la race: elle est blanche, il est Chinois, avec rien d’autre de compatible entre eux que l’irrépressible fatalité du désir.

 

Bref, Serge Daney n’était pas loin de la vérité, qui ravalait sans merci The Lover d’Annaud au niveau de la pornographie douce, à une sorte de remake d’Emmanuelle parée d’une mince couche de vernis littéraire (9).  Pour ceux qui l’auraient ? avec sagesse - oublié, précisons qu’Emmanuelle, l’héroïne éponynme à la sexualité “libérée”, dans une Thailande de moiteur et de vice, fut l’un des “succès” de l’année 1976.

 

Ferai-je remarquer à ce propos ? singulière coïncidence - que dans Hiroshima mon amour, dont Marguerite Duras avait écrit le scénario pour Alain Resnais, elle faisait déjà dire à son héroïne, interprétée par une autre Emmanuelle, Emmanuelle Riva, et comme si elle parlait d’elle-même: “Je suis d’une moralité douteuse”, confidence que l’on peut rapprocher, sans se tromper, de cette autre confession, directe, celle-là, rapportée par Xavière Gauthier, à savoir qu’elle avait eu “une vie sentimentale nombreuse” (10).

 

Redisons-le dès maintenant: pour Duras, c’est toujours de la même histoire qu’il s’agit et du même récit matriciel recommencé: L’Amant renvoie au roman des origines, à un amant humilié par plaisir dans Le Barrage du Pacifique (1950), magnifié dans Hiroshima (1959,  sublimé dans L’Amant et réapproprié, “pour recouvrer [sa] liberté” dit-elle, dans cet ultime recyclage, mi-scénario, mi-roman, publié en 1991 en concurrence ouverte avec le film, sous le titre de L’Amant de la Chine du Nord, “livre [qui] “aurait pu s’intituler L’Amour dans la rue ou Le Roman de l’amant ou L’Amant recommencé.

 

Au départ, rappelons-le, L’Amant, à la suggestion de son fils Outa, ne devait être qu’une série d’annotations-souvenirs pour un livre de photos tirées de l’album de famille. D’ailleurs les descriptions des photographies d’enfance se retrouvent dans le premier tiers du livre.  Rappelons aussi qu’alors que L’Amant ne portait aucune indication de genre, L’Amant de la Chine du Nord, au contraire, sera appelé roman, comme si elle voulait affirmer sur le tard, qu’à l’instar de son ami François Mitterrand, elle avait fait de sa vie un roman ” (11).

 

Revenons un instant sur la dispute bien documentée et la collaboration impossible entre “such a pathologically glossy director” (12)  et Duras elle-même, d’un Annaud qui disait-elle voulait faire une biographie d’elle, alors que L’Amant n’est pas une autobiographie mais une traduction 13).  Pour elle en effet,  passer du livre au film demeure, comme elle le dit, une extension de son écriture:“Je crois que je continue toujours à écrire, mais j’écris ailleurs.” Pour elle donc, le cinéma n’est qu’un autre moyen de se délivrer de son angoisse d’écrire et du flot intarissable des souvenirs-images de son autrefois.  Ce qu’il aurait fallu rendre à l’écran dans ce film, ce sont tous ces motifs qui ont émaillé ses textes: la destruction, le temps qui use les êtres et les choses, la malédiction d’exister, l’ocre boueux du Gange et du Mekong intérieurs, le limon de la mémoire” (14).

 

“Pour faire le film, Jean-Jacques Annaud a fait le tour du  monde. Moi quand j’écrivais mon propre scénario d’après L’Amant, j’avais proposé de le tourner aux boucles de la Marne. Ce n’était pas la peine d’aller au Vietam” (15).

 

Ce qu’Annaud a bien compris, mieux que des milliers de lecteurs ? et pourrait être un premier signe de rédemption -  est la chose suivante: à savoir que ce qui est au coeur du livre de Duras, c’est sa vocation d’écrivain, née ? un peu, beaucoup, passionément, comme on effeuille la marguerite -  de l’expérience de la sexualité et héritée de l’enfance indochinoise. Elle disait encore: “Je ne peux pas me souvenir d’un âge où l’idée m’a traversée que je pourrais être autre chose qu’un écrivain.” (17) “Déjà elle disait à “la saleté, ma mère, mon amour,” “ce que je veux c’est ça, écrire [... ] des livres, des romans. [...] Elle me dira plus tard: une idée d’enfant.” (L’Amant 29-31), “En vivant L’Amant, explique-t-elle encore, je devais vivre l’écriture avant la lettre (...) C’était ça, cette hardiesse, cette insolence de l’enfant au feutre d’homme et aux souliers de bal” (18).

 

 Est-ce à dire que Duras nous interdit d’y voir également une histoire d’amour entre un très riche Chinois et cette très jeune fille pauvre de la colonie indochinoise? Bien sûr que non! Il n’est qu’à noter dans le livre ses interpellations au lecteur, acteur-décodeur qui, à son tour, devient le personnage principal et qui, tout en lisant, récrit l’histoire: “Que je vous dise encore, j’ai quinze ans et demi.”“Regardez-moi.” “Que je vous dise aussi ce que c’était, comment c’était.” Duras n’en est point dupe: ne confiait-elle pas que “c’est un livre qui agit sur le lecteur” et ajoutant mi-sérieuse, mi-amusée, qu’elle avait dû recevoir plusieurs mètres cubes de lettres, et que “tous les lecteurs disent le relire plusieurs fois et [que] tous parlent d’un rapport personnel avec le livre” (19).

 

Le générique du film est sans doute la meilleure adéquation entre texte et image, images grâce auxquelles d’emblée nous est donnée à voir l’écrivain, assise à sa table de travail, ou plus exactement l’image d’une main lourdement baguée, paquet de gauloises à portée, sur laquelle trône (le mot n’est pas trop fort) une photo de Marguerite Duras des années 1930.

 

Le cinéaste marque en effet sa volonté de fidélité au modèle original en ouvrant son récit (un court instant en noir et blanc comme celui du livre) sur le crissement d’une plume de stylo - dirions-nous le “bruit” très particulier que font les mots lorsque Duras les assemble sur du papier? - d’un papier parcheminé qui se métamorphose en peau, celle des amants,  à l’instar des toutes premières images d’Hiroshima mon amour, avant que ne se superpose la voix de Jeanne Moreau, choisie par Annaud tout autant pour son bilinguisme français-anglais que pour son timbre tout empreint de tabac et d’amours (plurielles), et aussi d’une Moreau dont la voix fait écho à cet autre rôle de “femme à la moralité douteuse” dans le film à scandale que fut en 1958 le film de Louis Malle, Les Amants.

 

 Même si cette première image pèche par son emprunt au film d’Alain Resnais et perd ainsi de son originalité, elle a néanmoins le mérite d’aider le spectateur familier de l’oeuvre durassienne à faire instantanément le lien entre “cette pauvre histoire d’amour de quatre sous”, “façon secrète de retrouver le Chinois, sous la forme d’un autre Asiatique,” (20)  et cette autre, la même, réinventée dans L’Amant.

 

 Comment traduire cependant par l’image, la musicalité du texte, qui, on l’a dit, comme celui de Racine, cherche a résoudre ses tensions intimes dans sa musicalité? D’un texte qui, on l’a dit aussi, emprunte à la technique vittorinienne de la répétition, au retour incantatoire des mots, à leur place dans la phrase où est télescopé leur sens habituel et où la signification mécanique et extérieure du langage se double d’une signification poétique? (21).

 

Comment traduire encore l’alliance de la première personne (“je”)  et de la troisième personne (“elle”, “l’enfant”, “la petite”), ou encore l’usage qu’elle fait du style direct et du style indirect (“il dit que...”, “je lui ai répondu que...”) qui accusent, par rapport à la relation du passé, une distance qui fait contrepoids au caractère quelque peu impudique de la confidence?  Impossible, bien sûr.  Perdu évidemment dans sa version anglaise, le passage, auquel on s’attendait, entre le “vous” de la rencontre initiale avec le Chinois et le “tu” obligé de l’“après” (22),   avant donc “cette première fois”, ce que Duras nomme, en anglais dans son texte comme pour en souligner l’intraduisible nouveauté, l’experiment (L’Amant 28).

 

 “Et pourtant, avec raison, Annaud souligne:“Je tenais vraiment à finir comme le livre, c’est-à-dire sur l’écrivain dans son bureau, révélant que l’amant lui avait téléphoné bien des années plus tard  [...] J’avais envie de montrer ce qu’est devenue cette jeune fille: un très grand auteur” (23).

 

Le deuxième signe de rédemption, je le trouve dans la critique indirecte des pratiques sexuelles des colonisateurs mâles, comme déjà Annaud l’avait fait dans La Victoire en chantant, où nous voyions le prêtre missionnaire qui essaie d’excuser telle pratique sexuelle biraciale chez ces soldats: “La nature a fait en ce jeune homme des exigences bizarres.” Le texte de Duras nous dit simplement à propos du pensionnat d’Etat où elle est la seule blanche avec son amie Hélène Lagonelle:

 

 “Il y a beaucoup de métisses, la plupart ont été abandonnées par leur père, soldat ou marin, ou petit fonctionnaire des douanes, des postes, des travaux publics. La plupart viennent de L’Assistance publique.  Il y a quelques quarteronnes aussi.” (L’Amant  86-87)

 

Le mot évoque, mais l’image montre. Dans le film, les deux petites Françaises, sont vues, soit au dortoir soit au réfectoire, entourées d’eurasiennes.  Preuve “visible” pour le spectateur donc que ces enfants, nés de Français et d’Indochinoises, étaient rejetés des deux côtés, cachées qu’elles étaient dans des orphelinats, de façon à ne pas amener ouvertement au déshonneur de la communauté française.

 

Le troisième signe de rédemption je le trouve dans ce qu’Annaud nomme “la partie noire du film”. “J’ai aimé traiter, explique-t-il, de la vulgarité de certains sentiments, comme celui du rapport avec l’argent.”

 

“Il paye. Il compte l’argent. Il le pose dans la soucoupe. Tout le monde regarde. La première fois, je me souviens, il aligne soixante-dix-sept piastres. Ma mère est au bord du fou rire. On se lève pour partir. Pas de merci, de personne.”  (L’Amant 64).

 

“Toutes les scènes de restaurant sont d’une grande crudité. Les séquences où le Chinois rencontre la famille fait basculer dans la partie noire du film. (24)  “Argent, famille, patrie: tout est dit  (et tout est consommé) [...] du Daumier” commente Jacques Zimmer.  (25)

 

  Le cinéaste en fera une scène centrale du film, exagérant le dédain de la famille pour le Chinois et, avant tout, celui du frère aîné. “Nous prenons tous modèle sur le frère aîné face à cet amant.” (L’Amant 65), faisant danser son héroïne d’une façon ouvertement sexuelle avec le petit frère et inventant une scène subséquente de quasi viol dans laquelle celui-ci prend sa revanche pour l’humiliation qu’il vient de souffrir.

 

Comme l’a déjà noté Marcel Ohms, l’intérêt de L’Amant traduit par la caméra d’Annaud, réside, dit-il, dans “le regard beaucoup plus critique [que celui de Duras], notamment à travers le personnage du frère, dont la pitoyable déchéance [...]  ne fait guère illusion face à la distinction racée du jaune, qui pose sur cette famille blanche le regard de méprisante compassion qu’appelle la certitude patiente d’assister à la fin d’une époque.”  (26)

 

En d’autres mots, il y a dans le film d’Annaud une critique de la supériorité raciale des Français, qui, s’ils ont conservé leur domination culturelle, n’en sont pas moins des parasites du point de vue économique. En effet, c’est le Chinois qui paie les dettes de la famille et achète leurs billets de retour en France.

 

J’aimerais y ajouter un dernier point, qui encore, me semble-t-il, “rachète” le film d’Annaud.  Le texte de Duras disait presque en finale:

 

 “Elle ne sait pas combien de temps après de départ de la jeune fille blanche [pour la France], quand il avait fait ce mariage qu’il [le père] lui ordonnait de faire avec la jeune fille désignée par les familles depuis dix ans, [...]. Une Chinoise elle aussi originaire du nord, de la ville de Fou-Chouen, venue accompagnée de famille.” (L’Amant 140)

 

 Annaud, lui, intégrera à son film toute la séquence du mariage du Chinois, pourtant censée avoir lieu après le départ de la jeune fille, mais prétexte à toute une mise en scène qui, quelque peu, nous rappelle l’Indochine de Wargnier, mariage précédé de sa visite chez son père, et que L’amant, émouvant par sa sincérité, rapporte plus tard à celle qui dit qu’elle ne l’aime pas, et que c’est bien que ce soit ainsi: “Il a dit que je devais épouser cette fille que je n’avais vue” ? “Il a dit qu’il préférait que je meure plutôt que d’être avec cette Blanche.”

 

 Dans le livre ne nous est rapporté que ce que Duras écrit des commentaires à ce sujet du frère aîné et de sa mère:

 

“De mon amant de Cholen, elle [ma mère] disait comme le frère aîné. Je n’écris pas ces mots. C’étaient des mots qui avaient trait aux charognes que l’on trouve dans les déserts.” (L’Amant 72).

 

 Le film donc, grâce aux conversations des amants qui sont souvent axées sur l’impossibilité de leur relation continuée en raison de leur différence raciale, illustre le point de vue de l’autre et traduit le racisme de leur communauté ethnique respective.

 

Nous ne saurons jamais si Marguerite Duras est allée voir le film d’Annaud. Son fils Outa assure qu’elle ne l’a jamais visionné. Pourtant, s’il faut en croire sa biographe et l’interview que lui accorda le cinéaste quelques mois avant la mort de l’auteur, (18 septembre 1995), celle-ci rapporte dans sa bibliographie qu’un soir, Duras est tombée sur Annaud au restaurant Le Duc à Paris. Elle serait allée vers lui, l’aurait embrassé et lui aurait glissé à l’oreille qu’elle était allé voir son film et qu’elle avait trouvé formidable” (27).

 

 Quant à Annaud, il écrit qu’il ne revoit jamais ses films, une fois finis. Par pudeur, je crois, dit-il. Par crainte aussi” (28).

 

 Et en fait nous pourrions conclure sur ce premier paradoxe à propos du film lui-même, à savoir que c’est dans sa version française et non dans sa version originale que coïncident le mieux image et texte, en raison en grande partie de la voix off de Jeanne Moreau qui a retrouvé sa langue maternelle et l’original du texte lui-même. Et nous pourrions ajouter, empruntant à Marc Saporta, ce second paradoxe, à savoir, que “dans un certain sens, les plus belles pages de L’Amant ne sont pas dans le livre ? ni, ajouterai-je, dans le film d’Annaud ? elles sont, dit-il, dans l’émission de Pivot, Apostrophes, images  comprises” (29).  Redisons-le, l’interview reste encore la meilleure forme de confession. 

© Joseph Garreau

 

NOTES

 

1. Aliette Armel.  “Tentative d’aproche d’un auteur qui s’applique à brouiller les frontières de la fiction et de la réalité. Marguerite Duras ou la vie au conditionnel présent” p 19.

2. Propos recueillis par Jean-Michel  Frodon et Danièle Heymann, 13 juin 1991 in http://www.france3.fr/fr3/ecrivain/duras.html

3. Laure Adler, Marguerite Duras: une vie. Paris: Gallimard, 1998, p 519.

4. L’Amant, Un film de de Jean-Jacques Annaud. Paris: Grasset, 1992, p. 12. Voir aussi, “L’Amant”, Le Point, Nº 192, p. 62/

5. Danièle Heyman, (Le Monde) “Vu par les critiques”. Revue de la Cinémathèque, p 151

6. Jonathan Romney, Sight and Sound. Voir aussi Carrie Tarr, “The Lover’s Guide to Indo-China”. Contemporary French Civilization, Vol. XIX, Nº 1, 1995, p. 91.

7. Jean-Jacques Annaud, “Impressions of Vietnam”, Harper’s Bazaar, Septembre 1994, p. 174 (ma traduction).

8. Tran Anh Hung (auteur du script Mui Du Du Kanh/ L’odeur de la papaye verte). “When I asked about his feelings about recent French films about Vietnam, such as L’Amant and Indochine, Tran responds: “These are films that worked commercially, which means they have a certain numbers of good qualities. What they say about Vietnam, however, is uninteresting to me. The stories could have been taken place in Kenya. The humanity of the Vietnamese people is not visible through those films; all they have is a setting” Cité par Alice Cross, “Portraying the Rhythm of the Vietnamese Soul: An Interview with Tran Anh Hung,” Cinéaste 20, no. 3 (1994): 35-37

9. “a kind of  Emmanuelle with a bit ot literary gloss”. “Falling out of Love”, Sight and Sound, vo; 2. no. 3, Juillet 1992, p 16.

10. Marc Saporta, “L’existence inévitable de Marguerite D.” in http://www.france3.fr/fr3/ecrivain/duras.html

11. Cité par Frédéric Lantiéri, ELLE, 27 juillet 1998.

12. Jonathan Romney, “The Lover”, Sight and Sound, vo. 2. no. 3, Juillet 1992, p 21.

13.  “Quand Marguerite parle de l’écriture, du cinéma et d’elle-même”, Propos recueillis par Jean-Michel Frodon et Danièle Heymann, 13 juin 1991 in http://www.france3.fr/fr3/ecrivain/duras.html

14.  Alain Vircondeley, Duras:Vérité et légendes, Editions du Chêne: Paris 1996 p. 171-172

15. “Quand Marguerite parle de l’écriture, du cinéma et d’elle-même”

in http://www.france3.fr/fr3/ecrivain/duras.html op. cit.

16. Marguerite Duras, Une vie., Paris translated by Anne-Marie Glasheen, UCPress, 20000 Adler 347) ce n’est pas le Chinois qui est au coeur du livre de Duras, c’est l’écriture.

17. Cité par Christiane Blot-Labarrère, “Ecrire, c’est ne pas pouvoir éviter de le faire, in http://www.france3.fr/fr3/ecrivain/duras.html

18. Christiane Blot-Labarrère, op. cit.

19. Aliette Armel, op. cit. p 19

20. “L’existence inévitable de Marguerite D”, op. cit.

21. Voir

22. “Maintenant que tu as fait ça avec moi, un mariage entre nous serait impossible. Je suis chinois. Je suis désolé, Ça tombe bien... les Chinois,,, j’aime pas beaucoup les Chinois.” L’Amant. Un film de Jean-Jacques Annaud, op. cit. p. 85.

23.  “Entretien avec Jean-Jacques Annaud, Casser l’exotisme, Revue du cinéma, no 479, p. 20

24. “Entretien avec Jean-Jacques Annaud, op. cit. p 19.

25. "L’Amant, L’effrontée", Revue du Cinéma, no 479, Février 1992, p 17.

26. Marcel Ohms, Cahiers de la Cinémathèque, no 57, ct 1992 p 94). Voir aussi Carrie Tarr, “Le Lover’s Guide to Indo-China”, op. cit.

27. Laure Adler, Marguerite Duras: une vie, op. cit. p 382.

28. L’Amant, Un film de Jean-Jacques Annaud, Avant Propos. op. cit.

29. “L’existence inévitable de Marguerite D.” op. cit.