Pour un Amant rédimé?
Duras et Annaud ou le mensonge
possible de la littérature et l’évidence des images
“- Pourquoi est-ce Annaud
qui tourne L’Amant? Vous n’avez pas eu envie de le faire, vous?
- Personne ne m’aurait
donné de l’argent pour le faire. [...] Et puis j’avais fait
le livre. C’était ça que je savais faire" (1)
“Il veut faire une
biographie de moi, alors que L’Amant n’est pas un récit
autobiographique, c’est une traduction" (2).
N’est-ce pas une gageure que
de se demander s’il est possible d’accorder quelque forme de
rédemption au “cinéma de présentoir” de
Jean-Jacques Annaud dans son adaptation, à la fois fidèle et
infidèle, à L’Amant de
Marguerite Duras, devenu depuis son prix Goncourt en 1984, une sorte de
livre-culte où est nous racontée, dans quelque 40 traductions,
une histoire d’amour et d’argent entre un riche Chinois et une
jeune fille pauvre de la colonie indochinoise? Histoire dont on ne saura
jamais ce qui est fiction et ce qui est réalité, tellement il est
vrai que pour son auteur, à l’instar de Proust, la vraie vie,
c’est la littérature. N’avouait-elle pas à sa
biographe ? et, ici, il faut la croire, car l’interview est encore la
meilleure forme de confession ? qu’elle ne savait plus de ce qui est
écrit par elle sur sa vie et de ce qu’elle avait réellement
vécu, ce qui est vrai” (3) Tant il est vrai
également, comme déjà nous le disait Platon dans le
Phèdre que l’écriture
est l’ennemi de la mémoire.
S’expliquant, comme il
l’a fait à moultes reprises, sur les raisons qui l’ont
conduit à transposer ce livre à l’écran, Annaud
avoue avoir porté comme une sorte de culpabilité de n’avoir
traité au cinéma qu’une moitié du monde: la partie
mâle, et avoir été particulièrement attiré
par l’évocation de la sensualité féminine contenue
dans ce qu’il caratérise de “très beau
roman”. S’y ajoute en second lieu le fait que cette histoire
se déroulait dans une colonie française, fasciné
qu’il est par l’empire colonial français, dont il a
gardé, dit-il, la nostalgie, et qu’il y avait là le contact
de deux cultures, phénomène qui l’attire depuis son premier
séjour en Afrique. Il passera en effet sept ans à
“apprendre l’Afrique”, pour tourner son premier film, La
Victoire en chantant (1976), dans lequel il avait montré sa
juvénile manière de juger les pratiques impériales et
ridiculisé les comportements prétentieux et guerriers sous
l’alibi patriotique. Bref, cette expérience, ces climats,
ces cultures, ce rapport à l’autre l’avaient préparé
aux dimensions exotiques, coloniales et interraciales de L’Amant (4).
Si ce film, qu’Annaud
compare à “une sonate de sentiments sur fond de symphonie
coloniale”, a connu un énorme succès commercial (six cent
mille spectateurs en cinq semaines à Paris), ce fut à l’encontre
d’une critique très mitigée, les reproches principaux se
ramenant à trois chefs d’accusation.
Premier point: l’oeil
tourné vers les recettes de caisse ? culture américaine de masse
oblige ? il avait trahi le texte durassien en choisissant, d’une part,
des interprètes de langue anglaise et, d’autre part, en mettant
l’accent sur ce qu’il nomme “le spectaculaire de
l’intimité”, en langage clair, comprenons vingt minutes de
scènes de copulation, filmées sous cinq angles différents.
Deuxième point: trahison de
point de vue. Bien que ce soit une histoire racontée par une femme,
Annaud filme du point de vue de l’homme. De la violence sur l’autre
plutôt que du désir réprimé-exprimé de la
très jeune fille. Du sexe plutôt que de l’effroi du sexe
(5). Déjà, dans la scène initiale sur le ferry, qui
amène à la rencontre des deux protagonistes, et où la
jeune fille, penchée sur le bastingage, dans une pose très
étudiée, jambe nue sur un échelon, semble nous regarder,
l’énorme capot noir de la voiture du Chinois qui avance
pénètre visuellement l’espace entre ses jambes. Bref
close-up et, en guise d’apothéose, une bouffée de
fumée qui s’échappe du tuyau de cheminée du ferry
(6). Philippe Ariès avait raison qui affirme que pour
l’homme, tout cylindre est un sexe!
Troisième point: Comme
nombre de lecteurs de Duras, Annaud est séduit par
l’évocation lyrique de l’Indochine de Duras, qui pourtant,
comme elle le dit, n’avait rien d’“une géographie
scolaire.” Et donc, pour rester fidèle à l’esprit du
livre et donner plus de“véracité” à son
cinéma, il se croit contraint de filmer sur place. Et là, tel un
archéologiste qui aurait découvert dans le nouvel Hô Chi
Minh-Ville, et ce qu’il nomme “le bon le bon côté de
la pauvreté, ces “joyaux au milieu des ruines” que sont
‘les reliques uniques de la présence française”,
capital cinématique aidant au coût de quelque 25 millions de
francs, il ressuscite une façade coloniale dans laquelle le
Viêt-nam d’aujourd’hui est complètement effacé
et “sa population ascétique” (7) réduite à un
fond de paysage, sans que nous soit donnée à voir
“l’humanité du peuple vietnamien lui-même” (8)
Quant à la masse des
spectateurs-voyeurs de ce film - j’en ai pour preuve la quantité
de commentaires recueillis sur Internet, plus nombreux au masculin qu’au
féminin, ajouterai-je - sans d’ailleurs se soucier que ce
pût être l’adaptation du fameux Amant de Duras, ce sont les scènes de copulation et leur
étonnante allure d’authenticité qui les ont séduits
et, semble-t-il, peu choqués. Peu choqués non plus par leur
carnalité inversée, celui du désir vorace d’une
très jeune fille pour un homme presque deux fois son aîné,
dont elle est, elle, à 15 ans et demi (17 ans dans le film pour
respecter un semblant de convenances), l’initiatrice et non l’inverse.
“Je lui avais demandé
de le faire encore et encore. De me faire ça. Il l’avait fait. Il
l’avait fait dans l’onctuosité du sang. Et cela en effet
avait été à mourir. Et cela a été à
en mourir.” (L’Amant 55)
Peu choqués enfin,
semble-t-il, par cet autre tabou violé, celui de la race: elle est blanche,
il est Chinois, avec rien d’autre de compatible entre eux que
l’irrépressible fatalité du désir.
Bref, Serge Daney
n’était pas loin de la vérité, qui ravalait sans
merci The Lover d’Annaud au
niveau de la pornographie douce, à une sorte de remake d’Emmanuelle
parée d’une mince couche de
vernis littéraire (9). Pour ceux qui l’auraient ? avec
sagesse - oublié, précisons qu’Emmanuelle, l’héroïne éponynme à la
sexualité “libérée”, dans une Thailande de
moiteur et de vice, fut l’un des “succès” de
l’année 1976.
Ferai-je remarquer à ce
propos ? singulière coïncidence - que dans Hiroshima mon amour, dont Marguerite Duras avait écrit le
scénario pour Alain Resnais, elle faisait déjà dire
à son héroïne, interprétée par une autre
Emmanuelle, Emmanuelle Riva, et comme si elle parlait d’elle-même:
“Je suis d’une moralité douteuse”, confidence que
l’on peut rapprocher, sans se tromper, de cette autre confession,
directe, celle-là, rapportée par Xavière Gauthier,
à savoir qu’elle avait eu “une vie sentimentale nombreuse”
(10).
Redisons-le dès maintenant:
pour Duras, c’est toujours de la même histoire qu’il
s’agit et du même récit matriciel recommencé: L’Amant
renvoie au roman des origines, à un
amant humilié par plaisir dans Le Barrage du Pacifique (1950), magnifié dans Hiroshima (1959, sublimé dans L’Amant et réapproprié, “pour recouvrer [sa]
liberté” dit-elle, dans cet ultime recyclage, mi-scénario,
mi-roman, publié en 1991 en concurrence ouverte avec le film, sous le
titre de L’Amant de la Chine du Nord, “livre [qui] “aurait pu s’intituler L’Amour
dans la rue ou Le Roman de
l’amant ou L’Amant
recommencé.”
Au départ, rappelons-le,
L’Amant, à la suggestion de
son fils Outa, ne devait être qu’une série
d’annotations-souvenirs pour un livre de photos tirées de l’album
de famille. D’ailleurs les descriptions des photographies d’enfance
se retrouvent dans le premier tiers du livre. Rappelons aussi
qu’alors que L’Amant ne
portait aucune indication de genre, L’Amant de la Chine du Nord, au contraire, sera appelé roman, comme si elle
voulait affirmer sur le tard, qu’à l’instar de son ami
François Mitterrand, elle avait fait de sa vie un roman ” (11).
Revenons un instant sur la dispute
bien documentée et la collaboration impossible entre “such a
pathologically glossy director” (12) et Duras elle-même,
d’un Annaud qui disait-elle voulait faire une biographie d’elle,
alors que L’Amant n’est pas
une autobiographie mais une traduction 13). Pour elle en effet,
passer du livre au film demeure, comme elle le dit, une extension de son
écriture:“Je crois que je continue toujours à
écrire, mais j’écris ailleurs.” Pour elle donc, le
cinéma n’est qu’un autre moyen de se délivrer de son
angoisse d’écrire et du flot intarissable des souvenirs-images de
son autrefois. Ce qu’il aurait fallu rendre à
l’écran dans ce film, ce sont tous ces motifs qui ont
émaillé ses textes: la destruction, le temps qui use les
êtres et les choses, la malédiction d’exister, l’ocre
boueux du Gange et du Mekong intérieurs, le limon de la
mémoire” (14).
“Pour faire le film,
Jean-Jacques Annaud a fait le tour du monde. Moi quand
j’écrivais mon propre scénario d’après L’Amant, j’avais proposé de le tourner aux boucles de
la Marne. Ce n’était pas la peine d’aller au Vietam”
(15).
Ce qu’Annaud a bien compris,
mieux que des milliers de lecteurs ? et pourrait être un premier signe de
rédemption - est la chose suivante: à savoir que ce qui est
au coeur du livre de Duras, c’est sa vocation d’écrivain,
née ? un peu, beaucoup, passionément, comme on effeuille la
marguerite - de l’expérience de la sexualité et
héritée de l’enfance indochinoise. Elle disait encore:
“Je ne peux pas me souvenir d’un âge où
l’idée m’a traversée que je pourrais être autre
chose qu’un écrivain.” (17) “Déjà elle
disait à “la saleté, ma mère, mon amour,”
“ce que je veux c’est ça, écrire [... ] des livres,
des romans. [...] Elle me dira plus tard: une idée
d’enfant.” (L’Amant
29-31), “En vivant L’Amant,
explique-t-elle encore, je devais vivre l’écriture avant la lettre
(...) C’était ça, cette hardiesse, cette insolence de
l’enfant au feutre d’homme et aux souliers de bal” (18).
Est-ce à dire que
Duras nous interdit d’y voir également une histoire d’amour
entre un très riche Chinois et cette très jeune fille pauvre de
la colonie indochinoise? Bien sûr que non! Il n’est
qu’à noter dans le livre ses interpellations au lecteur,
acteur-décodeur qui, à son tour, devient le personnage principal
et qui, tout en lisant, récrit l’histoire: “Que je vous dise
encore, j’ai quinze ans et demi.”“Regardez-moi.”
“Que je vous dise aussi ce que c’était, comment
c’était.” Duras n’en est point dupe: ne confiait-elle
pas que “c’est un livre qui agit sur le lecteur” et ajoutant
mi-sérieuse, mi-amusée, qu’elle avait dû recevoir
plusieurs mètres cubes de lettres, et que “tous les lecteurs
disent le relire plusieurs fois et [que] tous parlent d’un rapport
personnel avec le livre” (19).
Le générique du film
est sans doute la meilleure adéquation entre texte et image, images
grâce auxquelles d’emblée nous est donnée à
voir l’écrivain, assise à sa table de travail, ou plus
exactement l’image d’une main lourdement baguée, paquet de
gauloises à portée, sur laquelle trône (le mot n’est
pas trop fort) une photo de Marguerite Duras des années 1930.
Le cinéaste marque en effet
sa volonté de fidélité au modèle original en
ouvrant son récit (un court instant en noir et blanc comme celui du
livre) sur le crissement d’une plume de stylo - dirions-nous le
“bruit” très particulier que font les mots lorsque Duras les
assemble sur du papier? - d’un papier parcheminé qui se
métamorphose en peau, celle des amants, à l’instar
des toutes premières images d’Hiroshima mon amour, avant que ne se superpose la voix de Jeanne Moreau,
choisie par Annaud tout autant pour son bilinguisme français-anglais que
pour son timbre tout empreint de tabac et d’amours (plurielles), et aussi
d’une Moreau dont la voix fait écho à cet autre rôle
de “femme à la moralité douteuse” dans le film
à scandale que fut en 1958 le film de Louis Malle, Les Amants.
Même si cette
première image pèche par son emprunt au film d’Alain
Resnais et perd ainsi de son originalité, elle a néanmoins le
mérite d’aider le spectateur familier de l’oeuvre durassienne
à faire instantanément le lien entre “cette pauvre histoire
d’amour de quatre sous”, “façon secrète de
retrouver le Chinois, sous la forme d’un autre Asiatique,”
(20) et cette autre, la même, réinventée dans L’Amant.
Comment traduire cependant
par l’image, la musicalité du texte, qui, on l’a dit, comme
celui de Racine, cherche a résoudre ses tensions intimes dans sa
musicalité? D’un texte qui, on l’a dit aussi, emprunte
à la technique vittorinienne de la répétition, au retour
incantatoire des mots, à leur place dans la phrase où est
télescopé leur sens habituel et où la signification
mécanique et extérieure du langage se double d’une
signification poétique? (21).
Comment traduire encore
l’alliance de la première personne (“je”) et de
la troisième personne (“elle”, “l’enfant”,
“la petite”), ou encore l’usage qu’elle fait du style
direct et du style indirect (“il dit que...”, “je lui ai
répondu que...”) qui accusent, par rapport à la relation du
passé, une distance qui fait contrepoids au caractère quelque peu
impudique de la confidence? Impossible, bien sûr. Perdu
évidemment dans sa version anglaise, le passage, auquel on
s’attendait, entre le “vous” de la rencontre initiale avec le
Chinois et le “tu” obligé de
l’“après” (22), avant donc “cette
première fois”, ce que Duras nomme, en anglais dans son texte
comme pour en souligner l’intraduisible nouveauté, l’experiment
(L’Amant 28).
“Et pourtant, avec
raison, Annaud souligne:“Je tenais vraiment à finir comme le
livre, c’est-à-dire sur l’écrivain dans son bureau,
révélant que l’amant lui avait téléphoné
bien des années plus tard [...] J’avais envie de montrer ce
qu’est devenue cette jeune fille: un très grand auteur”
(23).
Le deuxième signe de
rédemption, je le trouve dans la critique indirecte des pratiques
sexuelles des colonisateurs mâles, comme déjà Annaud
l’avait fait dans La Victoire en chantant, où nous voyions le prêtre missionnaire qui
essaie d’excuser telle pratique sexuelle biraciale chez ces soldats:
“La nature a fait en ce jeune homme des exigences bizarres.” Le
texte de Duras nous dit simplement à propos du pensionnat d’Etat
où elle est la seule blanche avec son amie Hélène
Lagonelle:
“Il y a beaucoup de
métisses, la plupart ont été abandonnées par leur
père, soldat ou marin, ou petit fonctionnaire des douanes, des postes,
des travaux publics. La plupart viennent de L’Assistance publique.
Il y a quelques quarteronnes aussi.” (L’Amant 86-87)
Le mot évoque, mais
l’image montre. Dans le film, les deux petites Françaises, sont
vues, soit au dortoir soit au réfectoire, entourées
d’eurasiennes. Preuve “visible” pour le spectateur donc
que ces enfants, nés de Français et d’Indochinoises,
étaient rejetés des deux côtés, cachées
qu’elles étaient dans des orphelinats, de façon à ne
pas amener ouvertement au déshonneur de la communauté
française.
Le troisième signe de
rédemption je le trouve dans ce qu’Annaud nomme “la partie
noire du film”. “J’ai aimé traiter, explique-t-il, de
la vulgarité de certains sentiments, comme celui du rapport avec
l’argent.”
“Il paye. Il compte
l’argent. Il le pose dans la soucoupe. Tout le monde regarde. La
première fois, je me souviens, il aligne soixante-dix-sept piastres. Ma
mère est au bord du fou rire. On se lève pour partir. Pas de
merci, de personne.” (L’Amant 64).
“Toutes les scènes de
restaurant sont d’une grande crudité. Les séquences
où le Chinois rencontre la famille fait basculer dans la partie noire du
film. (24) “Argent, famille, patrie: tout est dit (et tout
est consommé) [...] du Daumier” commente Jacques Zimmer.
(25)
Le cinéaste en fera
une scène centrale du film, exagérant le dédain de la
famille pour le Chinois et, avant tout, celui du frère
aîné. “Nous prenons tous modèle sur le frère
aîné face à cet amant.” (L’Amant 65), faisant danser son héroïne d’une
façon ouvertement sexuelle avec le petit frère et inventant une
scène subséquente de quasi viol dans laquelle celui-ci prend sa
revanche pour l’humiliation qu’il vient de souffrir.
Comme l’a déjà
noté Marcel Ohms, l’intérêt de L’Amant traduit par la caméra d’Annaud, réside,
dit-il, dans “le regard beaucoup plus critique [que celui de Duras],
notamment à travers le personnage du frère, dont la pitoyable
déchéance [...] ne fait guère illusion face à
la distinction racée du jaune, qui pose sur cette famille blanche le
regard de méprisante compassion qu’appelle la certitude patiente
d’assister à la fin d’une époque.” (26)
En d’autres mots, il y a
dans le film d’Annaud une critique de la supériorité
raciale des Français, qui, s’ils ont conservé leur
domination culturelle, n’en sont pas moins des parasites du point de vue
économique. En effet, c’est le Chinois qui paie les dettes de la
famille et achète leurs billets de retour en France.
J’aimerais y ajouter un
dernier point, qui encore, me semble-t-il, “rachète” le film
d’Annaud. Le texte de Duras disait presque en finale:
“Elle ne sait pas
combien de temps après de départ de la jeune fille blanche [pour
la France], quand il avait fait ce mariage qu’il [le père] lui
ordonnait de faire avec la jeune fille désignée par les familles
depuis dix ans, [...]. Une Chinoise elle aussi originaire du nord, de la ville
de Fou-Chouen, venue accompagnée de famille.” (L’Amant 140)
Annaud, lui,
intégrera à son film toute la séquence du mariage du
Chinois, pourtant censée avoir lieu après le départ de la jeune
fille, mais prétexte à toute une mise en scène qui,
quelque peu, nous rappelle l’Indochine de Wargnier, mariage
précédé de sa visite chez son père, et que
L’amant, émouvant par sa sincérité, rapporte plus
tard à celle qui dit qu’elle ne l’aime pas, et que
c’est bien que ce soit ainsi: “Il a dit que je devais
épouser cette fille que je n’avais vue” ? “Il a dit
qu’il préférait que je meure plutôt que
d’être avec cette Blanche.”
Dans le livre ne nous est
rapporté que ce que Duras écrit des commentaires à ce
sujet du frère aîné et de sa mère:
“De mon amant de Cholen,
elle [ma mère] disait comme le frère aîné. Je
n’écris pas ces mots. C’étaient des mots qui avaient
trait aux charognes que l’on trouve dans les déserts.” (L’Amant
72).
Le film donc, grâce
aux conversations des amants qui sont souvent axées sur
l’impossibilité de leur relation continuée en raison de
leur différence raciale, illustre le point de vue de l’autre et
traduit le racisme de leur communauté ethnique respective.
Nous ne saurons jamais si
Marguerite Duras est allée voir le film d’Annaud. Son fils Outa
assure qu’elle ne l’a jamais visionné. Pourtant, s’il
faut en croire sa biographe et l’interview que lui accorda le
cinéaste quelques mois avant la mort de l’auteur, (18 septembre 1995),
celle-ci rapporte dans sa bibliographie qu’un soir, Duras est
tombée sur Annaud au restaurant Le Duc à Paris. Elle serait
allée vers lui, l’aurait embrassé et lui aurait
glissé à l’oreille qu’elle était allé
voir son film et qu’elle avait trouvé formidable” (27).
Quant à Annaud, il
écrit qu’il ne revoit jamais ses films, une fois finis. Par
pudeur, je crois, dit-il. Par crainte aussi” (28).
Et en fait nous pourrions
conclure sur ce premier paradoxe à propos du film lui-même,
à savoir que c’est dans sa version française et non dans sa
version originale que coïncident le mieux image et texte, en raison en
grande partie de la voix off de Jeanne Moreau qui a retrouvé sa langue
maternelle et l’original du texte lui-même. Et nous pourrions
ajouter, empruntant à Marc Saporta, ce second paradoxe, à savoir,
que “dans un certain sens, les plus belles pages de L’Amant ne sont
pas dans le livre ? ni, ajouterai-je, dans le film d’Annaud ? elles sont,
dit-il, dans l’émission de Pivot, Apostrophes, images comprises” (29). Redisons-le,
l’interview reste encore la meilleure forme de confession.
© Joseph
Garreau
NOTES
1. Aliette Armel.
“Tentative d’aproche d’un auteur qui s’applique
à brouiller les frontières de la fiction et de la
réalité. Marguerite Duras ou la vie au conditionnel
présent” p 19.
2. Propos recueillis par
Jean-Michel Frodon et Danièle Heymann, 13 juin 1991 in
http://www.france3.fr/fr3/ecrivain/duras.html
3. Laure Adler, Marguerite
Duras: une vie. Paris: Gallimard, 1998, p
519.
4. L’Amant, Un film de de Jean-Jacques Annaud. Paris: Grasset, 1992, p.
12. Voir aussi, “L’Amant”, Le Point, Nº 192, p. 62/
5. Danièle Heyman, (Le
Monde) “Vu par les critiques”. Revue de la
Cinémathèque, p 151
6. Jonathan Romney, Sight and
Sound. Voir aussi Carrie Tarr, “The
Lover’s Guide to Indo-China”. Contemporary French Civilization, Vol. XIX, Nº 1, 1995, p. 91.
7. Jean-Jacques Annaud,
“Impressions of Vietnam”, Harper’s Bazaar, Septembre 1994, p. 174 (ma traduction).
8. Tran Anh Hung (auteur du script
Mui Du Du Kanh/ L’odeur de la papaye verte). “When I asked about his feelings about recent
French films about Vietnam, such as L’Amant and Indochine, Tran
responds: “These are films that worked commercially, which means they
have a certain numbers of good qualities. What they say about Vietnam, however,
is uninteresting to me. The stories could have been taken place in Kenya. The
humanity of the Vietnamese people is not visible through those films; all they
have is a setting” Cité par Alice Cross, “Portraying the Rhythm
of the Vietnamese Soul: An Interview with Tran Anh Hung,” Cinéaste 20, no. 3 (1994): 35-37
9. “a kind of
Emmanuelle with a bit ot literary gloss”. “Falling out of
Love”, Sight and Sound, vo; 2.
no. 3, Juillet 1992, p 16.
10. Marc Saporta,
“L’existence inévitable de Marguerite D.” in
http://www.france3.fr/fr3/ecrivain/duras.html
11. Cité par
Frédéric Lantiéri, ELLE, 27 juillet 1998.
12. Jonathan Romney, “The
Lover”, Sight and Sound, vo. 2.
no. 3, Juillet 1992, p 21.
13. “Quand Marguerite
parle de l’écriture, du cinéma et
d’elle-même”, Propos recueillis par Jean-Michel Frodon et
Danièle Heymann, 13 juin 1991 in
http://www.france3.fr/fr3/ecrivain/duras.html
14. Alain Vircondeley, Duras:Vérité
et légendes, Editions du
Chêne: Paris 1996 p. 171-172
15. “Quand Marguerite parle
de l’écriture, du cinéma et d’elle-même”
in
http://www.france3.fr/fr3/ecrivain/duras.html op. cit.
16. Marguerite Duras, Une vie., Paris translated by Anne-Marie Glasheen, UCPress, 20000
Adler 347) ce n’est pas le Chinois qui est au coeur du livre de Duras,
c’est l’écriture.
17. Cité par Christiane
Blot-Labarrère, “Ecrire, c’est ne pas pouvoir éviter
de le faire, in http://www.france3.fr/fr3/ecrivain/duras.html
18. Christiane
Blot-Labarrère, op. cit.
19. Aliette Armel, op. cit. p 19
20. “L’existence
inévitable de Marguerite D”, op. cit.
21. Voir
22. “Maintenant que tu as
fait ça avec moi, un mariage entre nous serait impossible. Je suis
chinois. Je suis désolé, Ça tombe bien... les Chinois,,,
j’aime pas beaucoup les Chinois.” L’Amant. Un film de
Jean-Jacques Annaud, op. cit. p. 85.
23. “Entretien avec
Jean-Jacques Annaud, Casser l’exotisme, Revue du cinéma, no 479, p. 20
24. “Entretien avec
Jean-Jacques Annaud, op. cit. p 19.
25. "L’Amant,
L’effrontée", Revue du Cinéma, no 479, Février 1992, p 17.
26. Marcel Ohms, Cahiers de la
Cinémathèque, no 57, ct 1992
p 94). Voir aussi Carrie Tarr, “Le Lover’s Guide to
Indo-China”, op. cit.
27. Laure Adler, Marguerite
Duras: une vie, op. cit. p 382.
28. L’Amant, Un film de
Jean-Jacques Annaud, Avant Propos. op.
cit.
29. “L’existence inévitable de Marguerite D.” op. cit.