L’égalité politique pour les les femmes

par Gisèle Halimi

 

S'HABITUER au scandale de la sous-représentation des femmes dans la vie publique est le signe d'une certaine dégénérescence des vertus démocratiques. Le justifier par la lenteur de l'évolution des mentalités reflète une tendance à la mauvaise foi. Le déplorer sans tenter d'y remédier, ou s'y résigner en attendant le miracle, révèle un attachement tout relatif aux principes de la République. Constat accablant, en effet, à l'entrée de ce troisième millénaire: l'égalité, proclamée en France et dans le monde, a engendré une réalité sans rapport, voire contraire à ce principe. Voyons plutôt: dans le monde, la moyenne de la participation féminine aux Parlements nationaux s'élève à 11 %. La France reconnut aux femmes le droit de vote par une ordonnance du Comité de libération nationale du 21 avril 1944: «Les femmes sont électrices et éligibles dans les mêmes conditions que les hommes» (article 17). Après des débats d'une misogynie caricaturale et avec un retard considérable sur les autres pays (1), ce qui peut sembler paradoxal: notre pays ne se targue-t-il point d'avoir été le premier à instaurer le suffrage «universel», dès 1848? Encore faut-il préciser que n'en bénéficiaient que les hommes. Les femmes étaient exclues... ainsi que les fous! Trente-trois femmes, 6 % d'élues lors des premières élections nationales, le 21 octobre 1945 à l'Assemblée constituante. Aujourd'hui, près d'un demi-siècle plus tard, elles sont 5,6 % au Parlement français. Dans cette Europe de 327 millions d'habitants, dont 51,5 % de femmes et une moyenne de 11,3 % d'élues, la France détient le triste privilège d'être - à égalité avec la Grèce - le pays le plus en retard dans la représentation féminine (2). Ces chiffres, ce blocage, contredisent les proclamations libertaires nées de la Révolution française et de la philosophie des Lumières. Etrange, d'ailleurs, que les législateurs d'alors ne vissent aucune contradiction entre l'universalité du principe d'égalité et l'exclusion des femmes de la vie publique, pas plus qu'avec le maintien de l'esclavage. En fait, le sujet des droits politiques défini par la Déclaration des droits de l'homme (1791) était de sexe masculin, blanc, adulte et bon contribuable. De plus, la différenciation sexuelle a provoqué une différenciation sociale, ou la ségrégation des rôles (le gender américain). A l'homme la sphère publique, à la femme la sphère privée. D'évidence, il n'y a pas équivalence entre les rôles mais bien infériorisation de la femme. Tabous judéo-chrétiens GARDIENNE du foyer, elle demeure astreinte aux seules tâches domestiques auxquelles n'est pas reconnue la moindre valeur marchande. Exclu du calcul du produit national brut, non producteur de plus-value, le travail ménager demeure, selon un archaïsme marxiste, «inexistant». «Il y a ceux qui font les lois et celles qui font les moeurs, ceux qui ont des droits et celles qui ont des devoirs (3).» Ainsi se construira, au fil des ans, une démocratie représentative où l'homme produit et décide et la femme reproduit et acquiesce. Modèle qui évoluera vers sa propre caricature, où la moitié de la population citoyenne est maintenue hors du champ de la décision politique. D'où vient le mal? D'abord des strates accumulées dans notre civilisation par une culture pétrie de tabous judéo-chrétiens. De Tertullien, Père de l'Eglise, misogyne et antisémite, auteur aussi bien de l'anathème «la  femme est le sexe du diable» que de divers versets Adversus Judaeos, à la prière juive quotidienne «Merci mon Dieu de m'avoir fait homme.» Notre laïcité républicaine, sans qu'elle y prenne garde, en est dangereusement imbibée. Contrairement à ce qui se dit et s'écrit couramment, l'épopée révolution- naire et son siècle des Lumières ont renforcé l'assignation d'un domaine réservé aux femmes. Jean-Jacques Rousseau, en même temps qu'il propose aux hommes un Contrat social, écrit l'Emile, sans doute pour les femmes. Il y rappelle à Sophie que «la dignité d'une femme est de rester inconnue». Qu'«elle doit se borner au gouvernement domestique», car, «en devenant [votre] époux, Emile est devenu [votre] chef». Comment mettre fin à cette «exception française»? Quand le temps, la proclamation, la Constitution échouent à provoquer une nécessaire évolution des mentalités, force est de recourir à des mesures volontaristes. Un déséquilibre social menace toujours le fonctionnement de la démocratie. Un Etat de droit se doit de légiférer pour rétablir des égalités nécessaires entre celles et ceux qu'unit un «vouloir vivre» collectif, d'intervenir pour pallier de  grands dysfonctionnements. Sa survie harmonieuse est à ce prix. «Entre le fort et le faible, c'est la liberté qui opprime et le droit qui affranchit», disait déjà Lacordaire. D'ailleurs, toute démocratie représentative, en édictant ses règles, limite ipso facto la liberté de l'électeur: son âge, celui du candidat, la formation de collèges pour certains scrutins, certaines incompatibilités de candidatures entre parents, etc. Principe qui, du droit du travail au droit de l'environnement en passant par le système compensatoire de la sécurité sociale, a conduit le législateur à mettre en pratique la solidarité nationale et l'établissement de grands équilibres sociaux, au détriment de libertés dites absolues (l'argent, l'individualisme, etc.). Mais comment légiférer en matière de représentation politique sans porter atteinte au principe républicain de la souveraineté nationale, tout entière dévolue au peuple? Sans distinguer entre les différentes catégories de Français, comme l'exige la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen? Le 21 octobre 1982, le Parlement votait sur ma proposition un amendement dit des quotas. Bien que la mesure dût, objectivement, favoriser les candidatures féminines, le texte respectait, dans sa rédaction, une stricte égalité entre hommes et femmes. «Les listes de candidats ne peuvent comporter plus de 75 % de personnes du même sexe...», était-il précisé. Pourquoi un quota de 25 %? Pour forcer, à l'unanimité du vote parlementaire, le verrou de la non-représentation des femmes. Pour, une fois acquis le principe, l'élargir à 40 %, 45 %, jusqu'à 50 %, c'est-à-dire au seul quota rationnel et juste, celui qui instaure la parité de représentation entre les deux sexes. Ce texte divisait-il en «catégories» électeurs et éligibles - et donc le peuple français -, ce qui est contraire à la Constitution, comme l'a affirmé le Conseil constitutionnel, qui a, le 18 novembre 1982, annulé l'amendement? Non, car ni les hommes ni les femmes ne constituent des «catégories» au sens donné ici à ce mot. Ils sont les deux composantes sexuées de l'humanité. Chacune de ces composantes englobe les «catégories» ou «corporations»: les chômeurs, les jeunes ou les vieux, les handicapés, les immigrés, etc. Alors qu'on peut changer de «catégorie» au cours de sa vie (le jeune devient vieux, le travailleur, chômeur, etc.), un homme ou une femme ne pourra pas changer de sexe. Mais un Conseil constitutionnel âgé (soixante-quinze ans en moyenne), exclusivement masculin et présidé par un conservateur avéré, M. Roger Frey, pouvait-il accepter une telle dynamique? En fait, l'égalité de la représentation des hommes et des femmes dans une démocratie repose sur une dialectique: celle de l'égalité des sexes par leurs différences. Le refus d'une identité réductrice au modèle - blanc, masculin, occidental - construit et enrichit les fondements d'une politique égalitaire. L'alibi universaliste, loin de favoriser l'égalité entre les sexes, a réduit culturellement le sexe féminin au sexe masculin tout en l'excluant de la cité. C'est seulement en mettant au centre du débat la question de l'identité sexuée, en reconnaissant la dualité du genre humain, que la démocratie peut se construire. A défaut, le corps politique est mutilé. Seule la parité de représentation, par une modification de la Constitution ratifiée par un référendum, peut changer cet état de fait. Deux propositions de loi, rédigées à l'initiative de Choisir, ont été déposées à l'Assemblée nationale et au Sénat, les 23 et 24 mars 1994 (4). L'une a pour projet de modifier l'article 3 de la Constitution (5) par l'adjonction de la phrase: «L'égal accès des femmes et des hommes aux mandats politiques est assuré par la parité.» La seconde, loi ordinaire, applique par diverses mesures le principe de la parité. Conformément à la Constitution (article 3), la loi constitutionnelle sera soumise au peuple par référendum (6). Car la modification structurelle du fonctionnement de la démocratie relève bien de «l'organisation des pouvoirs publics». Renforcer la démocratie. QUI pourrait nous reprocher de contraindre au changement, de l'imposer, comme je l'ai si souvent entendu? Librement, souverainement, chaque citoyen et citoyenne se prononcera. Procédure rigoureuse qui respecte la loi fondamentale de la République, esprit et lettre,  corps et préambule. Ainsi celui de la Constitution de 1946, repris par celle de 1958, dispose que «la loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l'homme». Plus qu'un constat, plus qu'une déclaration, voire une proclamation, il y a garantie, obligation du passage de la liberté formelle au droit réel, de la mise en oeuvre de moyens concrets pour l'exercice du droit.  On pourrait presque parler d'une «obligation de résultat» mise à la charge de l'Etat à l'égard des citoyennes. Et que dit l'Histoire? Que l'avancée des femmes a toujours renforcé la démocratie. Et, qu'inversement, un régime qui réprime les femmes - peine de mort pour avortement dans les codes nazi et pétainiste, retour forcé au foyer, primauté fondamentaliste des lois religieuses sur les lois civiles... - entame une marche vers le totalitarisme. «Le fouet pour les femmes, c'est le knout pour les peuples», dit la sagesse populaire.

 

(1) La Nouvelle-Zélande fut le premier pays, en 1893. Entr e 1906 et 1920, les pays scandinaves, les Etats-Unis (à l'exception de l'Etat du Wyoming où ce droit fut acquis dès 1869), l'Allemagne, le Royaume-Uni (1928), l'Espagne et le Portugal (1931).

(2) On peut qualifier l'Europe du Nord de «terre des femmes». 38 % des personnes élues sont des femmes en Finlande, un tiers ou plus en Norvège, Suède, Danemark, un quart aux Pays-Bas et en Islande.

(3) Geneviève Fraisse, la Raison des femmes, Plon, Paris, 1992.

(4) Nos 1048 et 1056, déposées par Jean-Pierre Chevènement, Christiane Taubira-Delannon, Georges Sarre et Jean-Pierre Michel, députés.

(5) Article 3 de la Constitution: «La souveraineté nationale appartient au peuple, qui l'exerce par ses représentants (...). Sont électeurs dans les conditions déterminées par la loi tous les nationaux français des deux sexes, jouissant de leurs droits civils et politiques (...).»

(6) Article 11 de la Constitution: «Le président de la République, sur proposition du gouvernement, pendant les durées des sessions, ou sur proposition des deux assemblées (...), peut soumettre au référendum tout projet de loi portant sur l'organisation des pouvoirs publics.»