Dossier exception culturelle et cinéma
Astérix
contre Hollywood
France/Etats-Unis:
La guerre culturelle a cinquante ans
L'AMI [L’Accord Multilatéral sur
l’Investissement] a mis le feu aux poudres. Voici relancée la
bataille franco-américaine. Bataille culturelle ou économique ?
Les deux à la fois. Entre Hollywood et Paris, ce sont deux conceptions
de l'art et du business qui s'affrontent. Pour les Américains, la
culture est une industrie comme les autres, soumise aux seules lois du marché
et bénéficiant de toutes les facilités du
libre-échange. Tandis que la France, à travers l'exception
culturelle,
entend protéger non seulement sa production artistique mais son
identité même. L'Amérique peut-elle accepter cette
contestation de son hégémonie ? Le combat des artistes
français peut-il être victorieux ? Jean-Gabriel Fredet a
enquêté des deux côtés de l'Atlantique. Il raconte
les péripéties d'un conflit qui dure depuis la fin de la guerre.
La culture américaine va-t-elle nous
dévorer ? La menace de l'Accord multilatéral sur l'Investissement
(AMI) s'est à peine dissipée que la communauté
française du cinéma s'interroge. « La machine à
raboter les cultures », qui, selon Jack Lang, «ravale la création
au rang de produit», va-t-elle reprendre sa marche fatale? Les majors
hollywoodiennes, qui ont failli liquider notre « exception culturelle
» en 1994, vont-elles repartir à l'assaut ? Les coups de boutoir
des studios américains contre toute préférence nationale,
comme le formidable succès du « Titanic », symbole de leur
force de frappe, le rappellent : si l'Amérique domine aujourd'hui le
monde, elle le doit autant à l'hégémonie de sa culture
qu'à sa puissance économique. A l'aube du troisième
millénaire, elle est le seul pays capable de produire massivement des
biens culturels (films, séries télé, musique...) consommés par tous les publics.
Après les excès du cinéma d'auteur et les philippiques
contre l'impérialisme yankee, les créateurs français
sauront-ils prendre le meilleur des méthodes américaines au
moment où la planète Hollywood s'essouffle et cherche
elle-même de nouvelles recettes ? Entre le tout-Etat culturel et la
« pop culture », l'armistice est-il possible ? L'avenir de nos
industries culturelles est à ce prix.
1946, année noire de
l'après-guerre. La France se débat dans une des pires
périodes de son histoire. Chef du gouvernement provisoire, Léon
Blum signera-t-il avec James Byrnes, secrétaire d'Etat américain,
les accords d'aide financière ? Paradoxe : alors que les Français
manquent de tout, les discussions bloquent sur l'importation de films
américains et de Coca-Cola. Emblématiques du style de vie
américain, ces deux produits ont, il est vrai, une valeur bien
supérieure aux quelques millions de dollars que leur exportation peut
rapporter. « Au nom de la libre circulation de l'information et de la
diffusion des images, l'Amérique voulait à la fois faire
connaître son mode de vie et ses valeurs, et briser le protectionnisme
français », raconte Irwin Wall, professeur à
l'Université de Riverside, dans son ouvrage de référence
sur «l'Influence américaine en France ». De son
côté, comme l'expliquait alors l'ambassadeur américain dans
une note à Washington, la France, en prônant le contingentement
des films américains, défendait l'idée qu'ils «
menaçaient le cinéma français en tant que forme artistique
et expression de son génie ».
Mercantilisme contre intellectualisme,
libéralisme contre protectionnisme, l'affrontement culturel
franco-américain qui continue avec l'AMI n'a guère changé
de nature depuis cinquante ans. L'Amérique accuse la culture
française d'élitisme et lui reproche sa «fermeture »,
deux péchés mortels alors que triomphe la pop culture, la culture
populaire de masse.
La France, elle, voit dans les producteurs (de films ou de disques)
américains, les apôtres d'un salmigondis universel qui, dans les
meilleurs cas, arase la diversité nationale. Et dans les pires
débouche sur un «Tchernobyl culturel ». Lorsqu'ils formulent
plus subtilement leur acte d'accusation, les intellectuels des deux camps ne sont
pas plus conciliants. « La barbarie a fini par s'emparer de la culture.
C'est l'industrie des loisirs, cette création de l'âge technique,
qui réduit les oeuvres de l'esprit à l'état de pacotille
ou, comme on dit en Amérique, d'"entertainment" »,
fulmine Alain Finkielkraut dans « la Défaite de la pensée
». « Pour nous, il y a "high culture" et "low
culture", rétorque Ezra Suleiman, professeur de sciences politiques
à Princeton. Personne ne conteste à la France sa
littérature ou son théâtre, même s'il ne touche qu'un
petit nombre de personnes. Mais pour la "low culture", la culture de
masse, celle qui met les biens culturels au niveau des marchandises, la France
ne compte pas. Elle a rarement cet universalisme qui fait le succès de
la rock music, des séries télé ou des superproductions
généralement associées au modernisme américain. La
France doit admettre la logique de la mondialisation et apprendre les formules
qui font les succès populaires.»
Dialogue de sourds. Ces deux thèses ont
au moins le mérite de mettre le doigt sur l'essentiel. Si le
différend franco-américain a tourné au choc frontal, ce
n'est pas tellement en raison d'une conception différente de la Culture
(avec un grand c), dont la France est convaincue de défendre seule les
droits sacrés : l'Amérique n'a pas de prétention à
rivaliser sur ce terrain. En revanche, elle revendique le leadership de la
culture populaire, avec des produits qui, simples marchandises, sont faits pour
circuler librement dans une économie mondialisée. Pour le plus grand
profit – et la plus grande gloire – de ceux qui savent les
fabriquer et les distribuer partout dans le monde. Conception inacceptable pour la France qui voit la culture
comme indissociable de son identité et de sa pérennité.
Marchandise contre oeuvre, industrie contre culture, pot de fer contre pot de
terre.
Difficile d'imaginer antagonisme plus fort.
Violés par la France « avant même que l'encre ait fini de
sécher », comme le raconte Dean Acheson, successeur de James
Byrnes, les accords Blum-Byrnes, symbole d'une double méprise, ont
pourtant réglé pacifiquement les rapports
franco-américains pendant un demi-siècle. Le paradoxe est
d'autant plus fort que le système des studios, clé de la
puissance du cinéma américain, est celui du monopole, de l'expansion,
et que la France se flatte toujours de prendre la tête des croisades de
libération. Pourquoi ?
Voyons les choses de plus près. Que ce
soient MGM, Paramount, Warner, Columbia, Fox, Universal ou Disney, les majors
américaines ont toujours eu les mêmes ambitions : distraire les
masses, s'enrichir en plaisant. Sans états d'âme (le movie
business est une industrie comme une autre) ; mais sans complexes.
Malgré l'application des règles du fordisme (production de masse)
et du taylorisme (stricte division du travail), l'industrie du film s'est mise
docilement au service de l'art. Le critique André Bazin a bien
montré que, loin de nuire à la qualité, le génie du
système des studios, cette façon méthodique et collective
de fabriquer un film comme on manufacture un produit constituait la plus
sûre façon d'y insuffler une dimension artistique. Jusqu'à
la fin des années 60, les studios étaient d'ailleurs
gérés par des aventuriers, rapaces mais profondément en phase
avec la sensibilité du public. Alors que les metteurs en scène
européens parlaient d'art, d'oeuvres d'auteur, les moguls (magnats)
américains (Zanuck ou les frères Warner) s'affirmaient comme
industriels du divertissement, avec un cinéma volontairement narratif
qui n'avait aucune prétention à faire réfléchir
mais savait merveilleusement distraire. « Nous pensons seulement que les
gens aiment s'amuser, et que nous pouvons améliorer leurs loisirs. Nous
faisons des films pour que les gens soient contents », résumait
ainsi le président de Disney, Michael Eisner, peu avant l'ouverture
d'Euro Disney.
Cette conception populaire,
«matérialiste », du spectacle qui postule une logique
d'expansion a pu s'épanouir en Europe jusqu'au début des
années 80. Marquée
par la chasse aux sorcières du maccartisme, la production
hollywoodienne, en mettant l'accent sur le divertissement pur, exportait
surtout des oeuvres dépourvues de contenu politique ou «
sociétal » (comédies, aventures, westerns, «
musicals»).
Fier de ses valeurs (introspection,
réflexion, conceptualisation) et de ses talents (Renoir, Carné,
Becker ou Duvivier), le cinéma français pouvait ainsi vivre dans
la certitude que son concurrent, impérial sur le plan marketing,
excellait surtout dans l'art de recycler les talents européens
chassés par le nazisme (Preminger, Lang, Wilder), ou venus chercher
fortune dans la nouvelle Babylone (Tourneur, Hitchcock). Mais quand il
s'agissait vraiment de « penser » ou de donner le “la”
[i.e. donner le ton], l'Europe en général et la France en
particulier restaient incontournables. Soit en suscitant une Nouvelle Vague de
jeunes auteurs. Soit en se posant comme gardien de la qualité par
l'intermédiaire de ses épigones (Bergman, Buñuel,
Fellini).
D'autre part, l'enjeu économique
n'était pas perçu. La France a tardé à mesurer le
poids de cette industrie de l'immatériel, qui façonne nos
émotions et détermine nos valeurs culturelles et spirituelles
tout en engendrant de formidables bénéfices. Il a fallu attendre
1956, et le fabuleux succès de « Et Dieu créa la femme
», pour que la France, stupéfaite, découvre que Brigitte
Bardot rapportait plus de devises que Renault. Au début des
années 30, le président Hoover expliquait déjà que
les Etats-Unis «vendaient
deux fois plus d'automobiles, de casquettes et de phonographes dans les pays
où étaient diffusés ses films ».
Outre-Atlantique, derrière le show, le
business est rarement loin. Le dédain avec lequel Claudette Colbert
considère le petit marcel de Clark Gable dans « New York-Miami
» (1934) a provoqué la même année l'effondrement des
tricots de peau. En sens inverse le T-shirt que porte avantageusement Marlon
Brando dans « Sur les quais » a entraîné, vingt ans
plus tard, une explosion des ventes. « La France a mis trop longtemps
à comprendre que derrière Gallimard il y avait Renault, que la
culture était le meilleur vecteur des produits français »,
rappelle René Bonnell, ancien responsable du cinéma chez Canal+.
Vrai. Mais ce retard explique aussi pour quelle
raison notre pays a accepté sur une si longue période
l'hégémonie de l'industrie américaine du rêve.
Pourquoi d'ailleurs s'en protéger trop, dès lors qu'une taxe de
« soutien à l'industrie
cinématographique » française sur les billets permet,
depuis 1946, de subventionner les sociétés françaises de
production par les biais des succès américains ? Et pourquoi se
préoccuper de marketing alors qu'un système complexe de
financements publics, couronné par l'avance sur recette, libère
les réalisateurs français des contraintes du marché ?
Est-ce la diatribe de Jack Lang, proférée de Mexico, en juillet
1982, contre « un système de domination financière
multinationale » responsable de l'invasion d' «images
fabriquées à l'extérieur et de musiques
standardisées », qui a accéléré les choses ?
En lançant le slogan « culture et économie : même
combat », le ministre a donné le signal de la contre-attaque.
« La lutte des classes, nationale et internationale, affecte l'art et
même la culture », osait dire Jack Lang il y a seize ans. La
formule fait sourire. Mais sa dénonciation d'une « culture uniformisée
sur la planète entière » et
«imposée au nom du profit par une
grande nation » fait mouche.
Quasi monopolistique en Allemagne, en Espagne ou
en Italie, le cinéma américain contrôle désormais
près de 70% du marché français, et sa domination aujourd'hui
menace la survie des cinémas nationaux. Dans cette «
économie de l'offre », on peut comme Alain Terzian,
président de l'Union des Producteurs de Films, incriminer le nombre
insuffisant de films français produits. Ou la raréfaction des
films de genre (comédies, policiers...) au profit de grandes fresques au
coût écrasant. Ou encore les effets pervers d'un système
régulateur où la subvention ferait perdre aux professionnels
l'élan créatif.
En réalité, la pression croissante
de Hollywood au cours des vingt-cinq dernières années semble
plutôt inscrite dans la logique de l'industrie américaine du
rêve. Au fil des ans, cette « économie de prototypes »
(chaque film produit est unique), qui a connu une période faste avec le
système des studios, est devenue un casino où le prix
d'entrée a démesurément augmenté sans que les
dividendes – recettes et qualité – soient
nécessairement au rendez-vous. Souvent cantonnés au marketing et
à la distribution, les studios ne sont plus qu'une coquille dont
profitent surtout les agences de talents qui se sont accaparé, dans les
faits, le métier du producteur. Seules comptent les stars, leurs cachets
pharaoniques et, de plus en plus, les effets spéciaux qui gonflent
démesurément les budgets.
Pendant l'âge d'or du cinéma américain,
les propriétaires des studios portaient les projets les plus fous. A
l'âge mûr, ses réalisateurs osaient des sujets difficiles et
sensibles (« Apocalypse Now », « Platoon ») tandis que
le cinéma français n'a jamais abordé ses guerres
coloniales. Aujourd'hui ce sont des corporate executives, anciens juristes ou
banquiers, qui ont remplacé ces preneurs de risques. Le metteur en
scène n'a qu'un pouvoir résiduel. Les scénaristes,
naguère portés aux nues – « un bon film, c'est
d'abord une bonne histoire » –, sont condamnés aux remakes
ou à l'exploitation de recettes éculées. C'est le
règne des blockbusters (superproductions), qui, prenant pour cible un
public universel, peuvent aboutir à de gigantesques fiascos («Waterworld ») comme
à des martingales astronomiques (« Titanic »).
Avec ce type de film, qui ne s'amortit que
grâce au marché international, à la vidéo et aux
produits dérivés, la qualité est parfois un luxe inutile.
Chaque année Hollywood s'autocélèbre lors de la
cérémonie des Oscars. Mais elle récompense le plus souvent
des oeuvres convenues : il y a bien longtemps que le système
hollywoodien a récupéré les movie brats, ces jeunes-turcs
(Lucas, DePalma, Coppola ou Spielberg), qui, dans les années 70, avaient
pourtant juré de lui faire la peau. Jugement du critique de « Time
Magazine » : « La plupart des films sortant des studios sont
mauvais, violents et trop longs.
Il y a bien sûr la "soupape" des
producteurs indépendants, découvreurs d'un Mike Figgis ou d'un
Abel Ferrara. Mais elle n'est pas à la mesure de l'inflation des navets
exsudant toujours la même violence et la même banalité.
» Du coup, la polémique sur le contenu et sur la manipulation du
spectateur, limitée dans l'après-guerre à un débat
sur les valeurs américaines (glorification de l'individualisme, culte de
la réussite...) rebondit. Elle s'appuie aujourd'hui sur la montée
de la violence et de la sexualité à l'écran, et
l'accusation de fabriquer de la merde ou de banaliser le crime.
Ce reproche gravissime émis par les
contempteurs du cinéma américain souligne combien le grand
écran et surtout le petit, avec ses séries, ne sont pas seulement
au coeur de notre vie mais en constituent désormais le moule. «
Des frères Lumière à Jean-Luc Godard ou Federico Fellini,
des générations d'Européens se sont évertués
à créer un cinéma capable de résister aux assauts
de Hollywood, plaide le réalisateur britannique David Puttnam ("les
Chariots de feu"), seul Européen à avoir jamais
dirigé un studio. Mais de l'ancien acteur Ronald Reagan à Bill Clinton
– qui fit de Mickey Kantor, le plus puissant avocat de la Mecque du
cinéma, son ministre du Commerce –, les présidents
américains ont toujours ferraillé pour le compte de l'industrie
américaine la plus influente. Hollywood est devenu le porte-drapeau
de l'empire américain, et sa domination internationale le symbole le
plus évident de l'américanisation du monde, avec Donald Duck
comme ministre des Affaires étrangères. »
Conduites par un pays où l'Air Force One,
l'avion présidentiel, a toujours une place pour le représentant
de l'Association des Producteurs, les négociations du Gatt, en 1994,
auraient dû se conclure par une nouvelle défaite de la France et
un démantèlement des quotas de productions audiovisuelles
européennes au nom du sacro-saint principe de la libre circulation des
marchandises. Surprise :
l' « exception culturelle »,
l'idée que culture n'est justement pas une marchandise comme les autres
a triomphé. Momentanément...
Car Hollywood n'a pas dit son dernier mot.
« A une époque de libre-échange des idées, des
spectacles, des informations, la triste vérité est que la
Communauté européenne tourne le dos à l'avenir »,
laissait tomber Jack Valenti, porte-parole de l'Ampa, il y a quatre ans.
L'offensive des négociateurs américains dans le cadre de l'AMI
montre que la guerre continue. Mais plutôt que de se battre sur le front
des quotas, l'Amérique préfère aujourd'hui celui des
technologies où la numérisation a généré des
géants multimédias qui se disputent le contrôle de l'image
sous toutes ses formes. Puisque tout converge, puisque pour les
Américains un film n'est pas fondamentalement différent d'un fax
ou d'une conversation téléphonique, les uns et les autres
utilisant le même mode de transmission, pourquoi ne pas
libéraliser les futurs canaux – télécommunication,
Internet – qu'utiliseront demain les industries de programmes.
« Le rêve américain, c'est le monopole,
affirme Jean-Michel Baer, directeur de la politique audiovisuelle et de la
culture à la Commission de Bruxelles. Les relations avec les Etats-Unis
se dégradent. Le traité européen postule pourtant le
respect de la diversité des cultures. »
C'est toute la question. A l'heure où
satellites et réseaux transforment quotas et contingentements en ligne
Maginot, comment éviter la banalisation et faire respecter les
différences nationales ? Le cinéma français, qui ne cesse
de se proclamer en crise pour demander plus de protections, a-t-il les moyens
d'affronter le marché planétaire, quand on sait que ses trois
champions (Pathé, Gaumont, UGC) sont des poids plume comparés
à la plus petite des majors américaines ? Est-il condamné
à « une politique de niche, attentive au public », comme
l'affirme Nicolas Seydoux ?
L'expérience montre que non. Avec 1,5 million de dollars, «
le Cinquième Elément » de Luc Besson prouve que la France
sait aussi produire des machines à royalties. Et Vertigo, la
société de production indépendante qui a
révélé Cédric Klapisch et Manuel Poirier, finance
actuellement le premier film de Jean-Pierre Marois, tourné intégralement
à Los Angeles et en langue anglaise.
JEAN-GABRIEL FREDET