L'Europe, c'est Babel réussie...

 

 

L'Amérique considère ce professeur à Harvard, consultant à Bruxelles et à Strasbourg, comme le meilleur spécialiste de l'Europe. Cette "union d'Etats-nations forts" l'enthousiasme: c'est beaucoup mieux, dit-il, que les Etats-Unis

 

Le Nouvel Observateur. – Vue des Etats-Unis, l'Union européenne pèse un peu, beaucoup, pas du tout ?

Joseph Weiler. – On lui accorde tout à coup une prodigieuse importance. Les Etats-Unis ne croyaient pas à l'euro. Pour les Américains, la monnaie unique européenne, c'était du wishfull thinking. Et puis, cela se fait et les Américains commencent, à juste titre, à paniquer. Ils réalisent chaque jour un peu plus ce que l'euro peut signifier pour l'hégémonie du dollar. L'euro, c'est comme le début de l'unification allemande. Tout le monde avait peur de la puissance que l'unité retrouvée donnerait à l'Allemagne mais comme il aurait été inconvenant de le dire, officiellement, on s'enthousiasmait. Avec l'euro, c'est la même chose. Les Américains craignent l'unification monétaire de l'Europe, mais ils sont obligés de dire que c'est formidable pour la stabilité du  monde.

N. O. – Vous, le spécialiste de l'Europe à Harvard, vous êtes vraiment enthousiaste. Pourquoi ?

J. Weiler. – Parce que l'Union européenne n'est pas une fédération de plus, comme les Etats-Unis ou la Suisse, mais une union d'Etats-nations   forts, comme on n'en a jamais connue : « Une union de plus en plus étroite entre les peuples de l'Europe », dit le traité de Rome. L'Europe, c'est Babel réussie, un endroit où il fait meilleur vivre, parce que des cultures riches et diverses sont capables de s'unir pour construire la prospérité et la paix. Cette Union plurielle est un pari magnifique. Vous êtes en train de montrer qu'il est possible de préserver des identités nationales distinctes, tout en s'unissant entre Etats. Ce n'est pas le rêve américain d'une nouvelle nation unique, qui finit inévitablement par l'uniformisation culturelle. Dans le rêve américain, comme dans le rêve jacobin d'ailleurs, la tolérance n'est qu'une rhétorique. Pas dans l'Union plurielle. Après les années terribles de la Seconde Guerre mondiale, la réaction des Européens n'a pas été de devenir identiques pour ne plus se haïr. Elle a été, au contraire, de vous unir tout en reconnaissant et en respectant l'altérité de l'autre. De la part des Français c'était, vis-à-vis des Allemands, une proposition magnanime. Et ça a marché ! En moins de cinquante ans – pas même la durée d'une vie humaine ! –, le rêve de Schuman de rendre « la guerre impensable » s'est réalisé. L'expérience européenne est un phénomène de haute civilisation.

N.O. – A vos yeux, l'union des pays d'Europe serait une entreprise politique plus ambitieuse et novatrice que la création des Etats-Unis d'Amérique ? Cela demande explication.

J. Weiler. – Les faits sont là. Dans la confédération américaine ou même suisse, le seul véritable état c'est l' état central. En Europe, la force de l'Union   ne s'est pas faite au détriment des états-membres, malgré un niveau d'intégration incroyable, supérieur même, dans certains   domaines, à celui qu'on trouve aux .États-Unis ou au Canada. La libre circulation des travailleurs, par exemple. Au Canada, la province a le droit de privilégier sa population locale, pas en Europe. Les Français qui vont travailler en Angleterre doivent être traités comme des nationaux anglais. Si un étudiant texan va étudier en Californie, il paie 20 000 dollars par an à l'Université de Berkeley, alors que le Californien n'en paiera que 3 000. Le Français inscrit à Cambridge paie le même prix que l'étudiant britannique. En Europe, un vrai marché des services bancaires est en train de se constituer, alors qu'aux États-Unis, les banques sont loin de jouir d'une liberté aussi grande pour offrir leurs services dans tous les États de la Fédération. Le caractère unique de l'Europe, c'est ce haut niveau d'intégration couplé avec le maintien d'.États-nations forts.

N. O. – Pour certains Européens, l'Union, c'est plutôt la fin des États-nations. A gauche comme à droite, beaucoup de Français croient même qu'avec l'Union la France va disparaître.

J. Weiler. – C'est alors qu'ils confondent deux choses. Nulle part au monde la souveraineté des Etats n'est aujourd'hui ce qu'elle était il y a vingt ou trente ans. Mais cela, c'est une conséquence de la mondialisation de l'économie, pas de l'Europe. Le Marché unique a, au contraire, permis de limiter ce phénomène en Europe, y compris, bien sûr, pour la France. L'Union a redonné de la force à l'.Etat-nation qui, tout seul, aurait pesé bien peu devant la globalisation. Alan Millward, l'historien anglais, a par exemple écrit tout un livre pour expliquer « Comment l'Europe a sauvé l' État-nation ». Paco Julio Llorente, l'un des principaux auteurs de la Constitution espagnole de l'après-franquisme, compare, lui, l'Union européenne à l'Empire romain, dans lequel les différentes identités étaient respectées et où la loi servait d'architecture commune. On pourrait aussi évoquer l'Empire austro-hongrois dont les livres de Joseph Roth ou de Stefan Zweig décrivent merveilleusement l'esprit de tolérance. Ces comparaisons se tiennent mais il y a, à mes yeux, une différence majeure entre l'Union européenne et les Empires d'autrefois : l'Europe, elle, est librement consentie. Elle se construit démocratiquement, par l'autodétermination des peuples qui la composent. A eux de défendre l'État-nation, si telle est leur volonté.

N. O. – Le problème est que cette défense de l'État-nation fait ressurgir le nationalisme, valeur en hausse dans presque tous les pays de la Communauté.

J. Weiler. – Le nationalisme est la forme pathologique de l'attachement à l'.État-nation. L'Union européenne a été faite pour prévenir cette perversion, mais le remède a pour effet secondaire de générer les angoisses identitaires. La libre circulation alimente en effet la xénophobie. Voilà des gens qui pensent et parlent autrement, qui débarquent chez vous et qui ont le droit, à cause de l'Europe, grâce à elle, de le faire ! Cela oblige les gens à se confronter avec des choses nouvelles, inconnues, à chercher de nouveaux repères. C'est bien mais c'est aussi pain bénit pour les fascistes qui ont toujours fait leur fonds de commerce de la nostalgie, du bon vieux temps et des certitudes. Alors, oui, attention à la Nation, car c'est elle qui donne un sens à la vie. Les partisans d'une Fédération européenne ont tort de sous-estimer cette séduction-là. Qui suis-je ? Un Français, avec une histoire grandiose, un destin. La Nation, c'est beaucoup d'Eros, une charge affective énorme, justifiée par un patrimoine commun, une langue, un long passé. C'est un concept très puissant, qui peut donner naissance à des dérives atroces, mais possède aussi de grandes vertus. Tout le monde a le sentiment d'appartenir à la Nation, le SDF comme le milliardaire ! En cette époque de communautarisme, de tribalisme montant, la nationalité a le mérite de fabriquer de la solidarité, de la cohésion. En construisant l'Europe, il faut faire vraiment très attention à l'importance du local, du national, de tous ces repères de la vie quotidienne. Il est capital de délimiter les droits de l'Union mais aussi les frontières fondamentales entre l'Union et ses États-membres.

N. O. – Le principe de subsidiarité – ne revient à l'Union que ce qui ne peut pas se faire au niveau national – est en théorie là pour protéger les prérogatives des Etats-membres...

J. Weiler. – En théorie oui, mais cette subsidiarité établit le partage des rôles avec la froideur d'une belle mécanique d'horlogerie. Elle privilégie l'efficacité. Or c'est une idée de technocrate de croire que l'efficacité est la chose primordiale ! Il y a des zones de liberté autour de l'individu, du sacré national, qu'il ne faut pas transgresser, fût-ce par souci d'efficacité ! Le degré de collaboration entre la Communauté et les collectivités ne doit pas être décrété par l'Union, au nom d'une commodité fonctionnelle. Il appartient aux peuples d'en décider, après en avoir débattu publiquement. Le débat démocratique est, hélas, le point faible de l'Europe. Le Parlement estime qu'il a le monopole de la vox populi. La Commission se comporte comme un conseil d'administration cherchant les moyens de résoudre à moindres frais l'insatisfaction de ses actionnaires. Les citoyens ne sont pas contents ? On va leur promettre des dividendes plus élevés pour l'année prochaine. Un chapitre sur l'emploi, par exemple. On l'écrit vite fait, pour calmer le jeu, avec des mots bien creux! Pour le moment, le citoyen européen est trop souvent considéré comme un consommateur et non pas comme un participant actif.

N. O. – Il n'a pas même le pouvoir de sanctionner la manière dont l'Europe est gouvernée puisqu'il n'existe ni gouvernement formel de l'Union, ni élection pour le reconduire ou, le cas échéant, le changer. Faut-il un gouvernement de l'Europe ?

J. Weiler. – L'Europe est gouvernée – même si ce n'est pas par un gouvernement au sens national du terme. Certains parlent de «gouvernance » pour désigner ce gouvernement d'un type nouveau, qui a le défaut majeur de n'être pas démocratique. Si l'Union optait pour le fédéralisme, se dotait d'un gouvernement formel, devenait les Etats-Unis d'Europe, il serait plus facile d'y remédier. Sauf qu'en procédant de cette manière, à plus ou moins brève échéance, vous mettez en danger les identités nationales.

N. O. – Comment permettre alors à un « citoyen transnational » d'exister activement dans une « Union plurielle » qui soit vraiment démocratique ?

J. Weiler. – La solution n'est pas évidente car l'existence d'un Parlement européen élu au suffrage universel ne suffit en rien à combler les trois déficiences fondamentales de l'Europe. La première, c'est cette « gouvernance» qu'on ne peut pas sanctionner si on n'en est pas satisfait. Nous venons d'en parler. La deuxième, c'est que la «gouvernance » de l'Europe s'éloigne du citoyen au fur et à mesure que l'Union comprend davantage d'.États-membres. La troisième – la plus redoutable, la moins acceptable, la plus dangereuse –c'est l'incroyable manque de transparence du processus de décision.

N. O. – On s'en est aperçu avec l'histoire de la vache folle. Il a fallu que le scandale éclate pour qu'il y ait débat.

J. Weiler. – D'innombrables comités décident, chaque jour de l'année, du niveau des additifs dans votre nourriture, de ce que les banques et les assurances seront autorisées ou non à prendre comme risques, des marges de sécurité dans les voitures... Santé, sécurité, redistribution des ressources, la comitocratie gouverne le quotidien, façonne la société sans que ni la Commission, ni le Conseil, ni le Parlement européen – et les parlements nationaux encore moins – ne puissent exercer le moindre contrôle sur elle. Les grandes lois, on peut les contrôler, mais pas ce que j'appelle l'infranational, cette Europe administrative qui prospère derrière un paravent opaque. Quelque part, au début de la chaîne, quelqu'un envoie la balle et, deux ans plus tard, vous avez une nouvelle loi dans le «Journal officiel». Chacune a l'air minime, mais toutes ont un impact profond sur votre vie de tous les jours. C'est un absolu scandale auquel s'en ajoute un second, car si le citoyen est tenu à l'écart de ce processus, quelques privilégiés associations, industriels, lobbies...) ont, eux, accès aux eurocrates. L'inégalité d'accès au processus de décision aggrave encore l'absence de transparence. La presse ne peut rendre compte que de l'aspect newtonien de l'Europe (les gros objets qui bougent lentement, Maastricht, l'euro) mais elle est dans l'incapacité de s'occuper de son aspect «einsteinien» : de ces petites choses qui bougent très vite et sont tellement importantes. Le quatrième pouvoir est dans l'impossiblité de savoir quoi demander et à qui ! A quoi bon la liberté d'informer, si on ne sait pas comment la mettre en pratique ?

N. O. – Vous avez une solution pour venir à bout de cet univers kafkaïen ?

J. Weiler. – Oui, radicale, simple, ne demandant aucune modification,

mais j'ose à peine la formuler : à chaque fois, mes interlocuteurs hurlent de rire !

N. O. – Dites toujours...

J. Weiler. – Il suffirait de mettre l'intégralité du processus de décision de la Communauté sur Internet. Il ne s'agit pas d'ouvrir un journal officiel sur le Net, mais d'y inscrire toute la génèse d'une norme européenne avant qu'elle ne voie le jour. En amont, il y a un secrétariat quelque part, dans une Commission, qui envoie les informations pour les différents comités dans des langues diverses. Tout cela va et vient, sur des papiers, des fax. Inutile de changer quoi que ce soit. Il suffit de mettre le tout sur le Net !

N. O. – Qu'est-ce que ça change ?

J. Weiler. – Tout ! Les bureaucrates anonymes ne le sont plus. Il y a des adresses, des téléphones, les propositions française, allemande, grecque..., le cas échéant, une lettre au comité de la société Machin disant « Nous pensons que... » Tout serait là, accessible à tout le monde, et notamment à vous, les journalistes.

N. O. – Il y  a à peine plus de 1% d'Européens qui surfent sur Internet.

J. Weiler. – Ce 1% là est critique. Ce sont les journalistes, les organisations non-gouvernementales, la classe politique. Ces gens-là veulent de l'information. Et quand ils l'obtiennent, ils créent le débat. Pourquoi l'Europe ne montrerait-elle pas la voie en faisant de son processus de décision le plus transparent qui ait jamais été ? Je ne suis pas en train de prôner la démocratie électronique. Je crois ferme à la parole, à l'émotion, à la tradition démocratique, mais cette agora électronique doterait l'Europe de ce qui lui manque le plus : les moyens du débat.

N. O. – Admettons que votre « agora électronique » fonctionne. Cela permet de contrôler en amont le processus d'élaboration des lois et des normes européennes. Mais en aval, une fois la norme promulguée, quel est notre recours à nous Français, si nous estimons qu'elle viole nos droits nationaux ?

J. Weiler.– Pour l'heure, vous n'en avez pas ou presque. Depuis sa création, la Cour européenne de justice n'a jamais aboli une mesure de la Communauté au motif qu'elle outrepasserait la compétence de l'Europe. Pas une seule fois ! J'admire le travail fait par la Cour européenne, mais dans le domaine des frontières de compétence de la Communauté, elle ne constitue pas une police efficace. D'où la nécessité de créer un Conseil constitutionnel européen qui, comme son homologue français, rendrait sa décision avant que la mesure ne soit appliquée.

N. O. – Pour qu'il y ait Conseil constitutionnel, il faut qu'il y ait Constitution. L'Europe n'en a pas.

J. Weiler. – Dites alors Cour d'arbitrage. L'essentiel est qu'elle soit composée de juges qui siègent dans les Conseils constitutionnels des états-membres, de juges pour lesquels la référence soit l'.état national. Et on y prendrait les décisions à la majorité. Une Constitution, ce serait parfait mais cela demande encore du temps. C'est trop tôt, mais les Cours constitutionnelles nationales, elles, commencent déjà à ruer dans les brancards. L'une après l'autre, l'allemande, la belge, la danoise disent, entre les lignes, que la Cour européenne de justice ne fait pas correctement son travail. Avec une Cour constitutionnelle européenne, on permettrait à la sensibilité nationale de s'exprimer et, grâce au vote à la majorité, on favoriserait, l'acceptation par tous de la loi communautaire. Il y a urgence car ce qui risque d'arriver aujourd'hui, c'est que la Grande-Bretagne, par exemple, accepte comme constitutionnelle une loi communautaire que la France réfuterait. Si les cours nationales font elles-mêmes la police, elles risquent de plomber la cohésion de l'Union.

N. O. – Vous en avez encore beaucoup des propositions pour démocratiser l'Europe, en préservant l'état-nation ?

J. Weiler. – Quelques-unes. Avez-vous noté que c'est l'échelon le plus pauvre de la société qui paie pour l'Europe, via la TVA, l'impôt indirect? Je ne proposerais pas, pour autant, de donner à la Communauté le pouvoir de lever un impôt direct, mais de ponctionner les finances de l'Europe sur les impôts directs nationaux. Comme ça, vous verrez sur votre feuille d'impôt combien l'Europe vous coûte. La fiscalité européenne deviendrait progressive et plus transparente pour tout le monde.

Deuxième idée : les obligations imposées par les mandarins européens sur les états-membres s'imposent actuellement aux Trésors nationaux. Je propose que chaque norme législative soit accompagnée d'un chiffrage de son coût d'application pour chaque état membre. On ne peut pas se contenter de décréter qu'en 1999 les plages européennes seront propres. Les Parlements nationaux doivent savoir combien cela va coûter aux contribuables et approuver ou non la mesure.

Autre idée : pourquoi les Parlements nationaux, comme les citoyens, ne pourraient-ils pas avoir un droit d'initiative législative européenne ? On pourrait alors voir trois ou quatre Parlements des états membres coopérer et proposer ensemble une loi pour l'Europe au moment des élections législatives européennes.

On pourrait aussi imaginer qu'avec un nombre donné de signatures récoltées dans cinq états membres les citoyens puissent mettre aux voix un projet législatif au moment du scrutin européen. Ce système aurait l'avantage de fabriquer de la transnationalité et de faire des élections européennes autre chose qu'une occasion supplémentaire de régler ses comptes entre nationaux.

N. O. – D'où vous vient cette passion pour l'Europe, si rare chez les Européens ?

J. Weiler. – L'Union européenne, c'est une expérience nouïe, sans précédent dans l'histoire des idées ! Peut-être faut-il un regard extérieur pour s'en rendre compte, mais c'est une construction politique comme le monde n'en a connu ni avant, ni ailleurs. Ses architectes sont français : Schuman, Monnet... Ce qui est génial avec les Français, c'est qu'ils savent toujours s'arranger pour combiner leur ambition nationale avec de fortes idées, grandes et généreuses.

 

Propos recueillis par BERNARD GUETTA et CHANTAL DE RUDDER