France
– États-Unis:
le
point de vue de l’ancien ambassadeur de France à Washington
http://www.journalfrancais.com/JF/interview.html
Jacques
Andreani, ancien ambassadeur de France à Washington, est l'un des
Français qui connaissent le mieux les États-Unis, où il a
servi pendant 11 ans. Ce grand commis de l'État, issu de l'ENA, ayant
servi successivement sous le général de Gaulle, Georges Pompidou,
Valéry Giscard d'Estaing et François Mitterrand, a, pendant
l'exercice de ses fonctions, rigoureusement respecté le devoir de
réserve qui s'impose naturellement aux diplomates. Rentré en
France pour prendre une retraite méritée, mais néanmoins
active, il a couché ses réflexions dans un ouvrage, L'Amérique
et nous. (Journal Français)
Journal
Français: Il n'y a
pas de discours serein sur l'Amérique, ni en France, ni même aux
États-Unis. Selon vous, pourquoi?
Jacques Andreani: Pour y voir clair, il faut se
libérer des visions caricaturales, inspirées le plus souvent par
les préjugés. Ce que l'on aperçoit alors de
l'Amérique est l'image du succès et de la puissance, mais aussi de
tensions non apaisées, de dilemmes non résolus, d'une
difficulté à coopérer avec le reste du monde. Que ce soit
au niveau politique, économique, religieux, des rapports entre individus
et communautés, ou encore sur l'emprise du droit et le rôle
croissant du judiciaire, j'ai essayé d'analyser les problèmes qui
ont nourri ma réflexion durant ma vie en Amérique, avec le souci
d'en finir avec les malentendus et d'éclairer, si possible, les
véritables raisons des mésententes entre Français et
Américains.
JF: Pourquoi cette propension au jugement à
l'emporte-pièce dès que les États-Unis sont en cause?
JA: Cela tient d'abord, me semble-t-il, aux Américains
eux-mêmes et au caractère particulier de leur identité
nationale. Cette nation s'est formée autour d'un projet qui paraît
d'une modestie rassurante, mais qui est en réalité
singulièrement ambitieux. Il s'agit de mettre en œuvre un principe
moral, celui selon lequel la société doit être
fondée sur la liberté individuelle, et de réaliser un
rêve humain, celui du bonheur obtenu à travers le succès
par l'effort personnel. Malgré son apparente innocuité, cette
ambition, en réalité, va loin; ceux qui partagent le rêve
américain sont intimement persuadés qu'ils sont motivés
par la seule vertu, et que la société qu'ils ont bâtie et
qu'ils cherchent à perfectionner est intrinsèquement une
société libre et fondée sur le respect du droit.
L'Amérique est une aventure, une expédition en marche, un projet
en devenir. Dès lors que l'Amérique se définit comme une
ambition, on est proche du tout ou rien. Ou cette ambition se réalise ou
elle échoue. Persuadés de détenir la vérité
morale, s'ils gagnent, il ne s'agit pas de n'importe quelle victoire. C'est le
bien qui l'emporte avec eux et ils croient volontiers leurs succès
définitifs et totaux. Inversement, ils perçoivent leurs
échecs comme des signes d'une faillite fondamentale. Cette oscillation
entre le pessimisme et l'optimisme est typiquement américaine. Elle est
produite par le règne de la mode, amplifiée par la tendance
à l'exagération, et ce sont les Américains eux-mêmes
qui ont pris le pli de présenter leur pays sous des traits d'où
toute nuance est exclue.
JF: Y a-t-il une exception
américaine?
JA: Il n'y a rien d'unique à se croire unique! Lorsqu'un
Français rencontre un étranger, il voit un Allemand, un Anglais,
un Américain. Quand un Américain voit un étranger, il voit
un non-Américain. Il ne pense pas: "Nous Américains et les
gens de tel ou tel pays". Il pense: "Nous et tous les autres; nous et
eux". Aucun peuple n'est plus satisfait de lui-même que le peuple
américain. Aux sondages qui demandent qui serait disposé à
quitter son pays en permanence pour s'exiler à l'étranger, 38 %
des Britanniques, 30 % des Allemands et 21 % des Français
répondent oui, mais seulement 11 % des Américains
répondent par l'affirmative. Pour la France, le fait de se voir comme
une exception a une fonction défensive. L'exception américaine a
des racines différentes qui sont historiques, morales et même
religieuses.
JF: Vous parlez dans votre livre des traits
permanents de l'Amérique...
JA: Oui, la nation américaine est
différente de toutes les autres, car elle ne se définit pas
clairement par une appartenance ethnique, un territoire, une langue ou un
passé, mais plutôt par un projet politique. L'Amérique est
une "nation-idée" comme la France de la Révolution
était une "nation-idée". Si les insurgés de 1776
ont créé une nation, ce n'est pas parce qu'ils étaient des
Anglais révoltés contre leur roi. C'était un acte
politique, une rébellion complétée par la volonté
d'établir une société libre. Le second trait tient
à la religion qui joue un rôle central dans la naissance de cette
nation, le credo des Américains étant: Dieu, le droit, le
progrès, les affaires. Malgré leur préjugé hostile
à un rôle trop étendu du gouvernement, les
Américains lui reconnaissent la capacité de prendre des
décisions rationnelles, mais cette croyance dans la force du
gouvernement a été fortement ébranlée, une
première fois durant la crise mondiale de 1929, et plus encore par
l'échec subi au Viêt-nam. Le peuple américain, dans ses
profondeurs, est probablement plus modéré que ne le laisse croire
la présentation médiatique des événements.
JF: Quel jugement vous inspirent les accusations portées
contre Bill Clinton lors de l'affaire Lewinsky?
JA: Quelle agitation, quel feu médiatique! Ce que la
presse, à l'exception de quelques bons journalistes, a omis de
souligner, c'est que le public américain dans son ensemble, s'il a trouvé
la conduite de son président plus qu'indigne, n'a eu que mépris
pour la façon dont a été poussée une
persécution dont les motivations tenaient plus à la vendetta
politique qu'à l'indignation morale. Dans cette affaire, tout s'est passé
comme si le tourbillon politico-médiatique constituait une sorte de
sphère extérieure, qui glissait avec rapidité autour d'un
centre plus stable et plus solide, représentant les aspirations de la
majorité des Américains.
JF: Vous n'êtes pas tendre avec le
pouvoir politique de Washington...
JA: Pour l'Américain moyen, le pouvoir, qui devrait
être l'instrument discret du bien, est toujours trop important et souvent
corrompu. Les sondages qui mesurent la confiance dans le
"gouvernement" - terme qui désigne à la fois l'exécutif
et les chambres - font apparaître une baisse spectaculaire, d'un niveau
de 80 % en 1984 à 25 % en 1995. Une bonne part de cette
désaffection doit être attribuée aux attaques contre Bill
Clinton. Mais les parlementaires y ont leur part. La participation électorale
aux États-Unis est l'une des plus basses de toutes les
démocraties. Les présidentielles attirent rarement beaucoup plus
que 50 % des électeurs. Le vote aux autres niveaux est encore plus
limité... Ceci aboutit à un paradoxe: les États-Unis sont
probablement le pays où les électeurs se disent le moins
satisfaits des parlementaires, mais c'est aussi celui où leur taux de
réélection est le plus élevé. Mécontents des
politiciens, les électeurs ne prennent pas la peine d'aller aux urnes
pour les remplacer. De là vient qu'ils accordent moins de
considération à des élus qu'ils n'ont pas le sentiment
d'avoir choisis. La désaffection vis-à-vis de la politique prend
ainsi la forme d'un cercle vicieux.
Propos
recueillis par Benoît Clair
© Journal
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