France/Etats-Unis:

le point de vue d’un journaliste américain

 

       QUAND je suis arrivé en France, venant des Etats-Unis, il y a à peine plus d'un an, je m'attendais à ce que la matière de mes articles coule de source. Pendant un bon siècle, des conceptions rivales de la modernité avaient prospéré dans nos deux pays. La France était à la pointe du progrès, en tout cas jusqu'à la Grande Guerre, même dans les domaines de la technologie et de l'architecture ; puis, au moins jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, elle tint très nettement le haut du pavé, grâce aux tableaux qui s'y peignaient et à la poésie qui y voyait le jour, après quoi, un déclin apparemment définitif s'était instauré. Mais le «modèle» français, ou, pour mieux dire peut-être, l'habitude de compter avec Paris, s'imposait à nouveau en cette fin de siècle. Il suffisait de contempler les deux aéroports qui servaient de lieu de passage à nos échanges, pour percevoir l'ironie de la situation. Il y a trente-cinq ans, la jeunesse, la vigueur, l'énergie, l'avenir, s'incarnaient en John Kennedy, alors que le général de Gaulle, vu d'Amérique en tout cas, semblait un genre de relique, un héraut suranné, une voix où venait mourir l'écho du passé. Mais aujourd'hui, l'aéroport Kennedy à New York a revêtu l'aspect déjeté d'une relique mal entretenue, tandis que l'aéroport Charles-de-Gaulle à Paris est tout rutilant d'efficacité pleinement « moderne». Je me suis dit que l'état comparé de nos deux aéroports symbolisait l'histoire de ce temps : deux visions de l'idéal moderne s'étaient affrontées, l'américaine avait semblé triompher mais maintenant, le siècle touchant à sa fin, il devenait clair (aux yeux d'un citoyen des Etats Unis à tout le moins) que ce triomphe était vain sur bien des points, et que la France, partie perdante, avait en réalité gagné ce qui est le plus important.

 

       Ces considérations ne sont peut-être que la formulation un peu abstraite d'une vérité éclatante : une journée moyenne à Paris est moins effrayante et offre plus de plaisir que son pendant new-yorkais. Mais cette vérité, pour être évidente, n'était pourtant pas souvent exprimée, et je souhaitais en rendre compte. Le jour où nous nous sommes installés ici, il y eut un attentat dans la rue où nous avions trouvé un appartement. Peu de temps après, la grande grève de décembre débutait et la France décida qu'elle vivait la pire crise des quelque vingt dernières années.

 

       Entre-temps, l'Amérique que j'avais quittée en pleine déprime et subissant une sorte de « crise de nerfs», était entrée dans une nouvelle ère de prospérité et de confiance, due au fait que, contrairement à toutes les prévisions, elle était devenue le pays le plus puissant que la planète eût connu depuis au moins cent ans, peut-être même depuis l'époque de l'Empire romain. (L'Angleterre, ou la Chine, avait sans doute exercé par moments un pouvoir comparable, mais jamais aucun pays n'avait à tel point imposé son influence à la fois dans le domaine culturel, politique et économique. Partout et n'importe où, où que le regard se pose, il se trouvait quelque rappel de l'Amérique.)

 

       L'écart entre nos deux pays, leurs deux conceptions de la vie moderne, - l'américaine, libre, violente, dévoratrice du passé ; la française ordonnée, cérémonieuse, respectueuse de l'histoire - semblait se creuser. Et plus d'un Américain, imbu de ses certitudes, confit dans le dédain des autres, ne se gênait pas pour le proclamer.

 

       Cependant, le déséquilibre entre les deux plateaux de la balance : Triomphe de l'Amérique, France en crise, me semble moins décisif qu'il n'y paraît. Ce n'est pas seulement (ainsi que l'a proclamé sans gêne plus d'un Français, imbu de ses certitudes à lui), que l'Amérique reste un espace de violence, de désordre et de précarité. C'est que la crise française, aux yeux de ce citoyen américain que je suis, est moins une crise à proprement parler, qu'une sorte de trouble de la vision, une défaillance névrotique des pouvoirs d'observation. En réalité, je le crois, la France contemporaine est un pays très riche, et très faible. Plus faible que les Français ne le pensent, plus riche qu'ils ne le savent. Tandis que les Etats Unis sont bien plus puissants que les Américains ne le croient, et bien plus pauvres qu'ils ne le pensent.

 

       La France est riche, bien plus riche que les Français eux-mêmes ne l'imaginent. L'an dernier, d'ailleurs, à l'issue de la « crise sociale», tout le monde, ou presque, est retourné au travail ; ainsi, le déroulement de cette crise économique nous montre qu'il est possible de négocier de nombreuses concessions. (Voilà ce qu'un Américain qualifierait d' «espace de réajustement»). Après tout, c'est peut-être la première crise économique dans l'histoire de l'homme contemporain dont l'enjeu principal soit l'obtention pour certains travailleurs de la retraite à cinquante ans !

 

       Mon propos n'est pas de sous-estimer la douleur des chômeurs, la misère des exclus ou le désespoir des sans-abri. Mais un New-Yorkais peut rencontrer chez lui, chaque jour, à chaque coin de rue, une douleur, une misère, un désespoir bien plus grands. En France, la misère est cantonnée dans des ghettos, c'est un état de choses bien laid, mais il prouve au moins que la misère peut encore être circonscrite.

 

       Les acquis sociaux des Français : les vacances qui s'étendent jusqu'à six semaines ; la sécurité, partout édictée, de l'emploi ; la protection des petites et moyennes entreprises, ces acquis ne sont pas, comme la presse Anglo-saxonne l'a trop souvent décrié, les privilèges honteux d'une élite arrogante, mais bien l'effet de la civilisation communément partagée d'un pays riche qui a choisi de profiter de son opulence. Les Français, eux, encore aveuglés par une vision insulaire de l'existence, sous-estiment leur propre richesse et leur degré de bien être.

 

       La France jouit d'une société d'abondance. Mais elle n'est pas puissante. Et tout comme elle sous-estime sa richesse, elle surestime ses qualités de grande puissance. Ce n'est pas seulement que la France n'est pas puissante au sens préféré des potentats et de leurs ministres des affaires étrangères, c'est à dire capable de projeter sa puissance afin d'intimider et d'imposer sa loi, (bien que ce soit vrai, et  il n'y a rien de plus triste pour un francophile que d'assister à l'absurde spectacle de la France affirmant son pouvoir dans des lieux où la notion même de pouvoir est un non-sens). Mais c'est vrai également dans les domaines de l'art plastique, des livres et de la musique. Les hasards de son histoire coloniale ont abandonné la France et la langue française dans un espace réduit et bas de plafond. Le vestiges de l'époque impériale ont donné à des pays secondaires de langue anglaise (la Grande Bretagne et l'Australie par exemple) une capacité d'expansion et une importance culturelle qui dépassent de loin celles de la France, et cela tout à fait indépendamment des talents de leurs citoyens respectifs.

 

       Londres n'est peut-être plus le centre d'un grand empire, mais elle reste un noeud important dans le réseau de communication des cultures anglophones. Elle donne des éditeurs et des musiciens à l'Amérique ; l'Australie est capable d'engendrer de grands magnats des affaires. Cet état de choses ne peut être traité d'«Hégémonie» que dans le sens le plus neutre et le plus dépourvu de jugement de valeur de ce terme, un accident de l'histoire, pas un complot.

 

       La France, en raison de ses propres antécédents et de l'histoire de son empire se trouvait à la tête de régions francophones qui étaient presque toutes, soit désespérément pauvres, soit peu enclines à prêter beaucoup d'attention à leur ex-colonisateur, toujours perçu comme hostile (c'est le cas dans une grande partie de l'Afrique du Nord) ou simplement trop éloigné, comme au Québec. D'ailleurs, régner sur le Québec n'est pas comparable au fait de dominer les Etats Unis.

 

       Je me demande si ce n'est pas une anomalie de l'histoire : un pays très riche qui soit pratiquement dépourvu de puissance. Les Français eux-mêmes ne savent pas comment réagir à cette situation, ils font donc ce que la plupart du temps, nous faisons tous devant des événements désagréables et hors normes : ils font l'autruche. Cela les conduit dans deux directions opposées : un déploiement sans objet, purement cérémoniel, de la puissance des armes, qui va du faste des défilés de 14-Juillet, au souci anxieux et souvent vain de démontrer son influence au Proche-Orient. Tout ceci pour faire semblant d'être plus fort qu'on ne l'est en réalité...

 

       Mais, bizarrement, cela mène aussi, de manière plus subtile, à accréditer la fable inverse, à prétendre qu'étant faible, la France doit également être pauvre. De là, au culte très élaboré, surexcité, de « Lila dit ça », « NTM » et les autres, il n'y a qu'un pas. On a l'impression que la France désire ce genre de problèmes. Il existe en France un refus de reconnaître que ses difficultés sont liées à son niveau de vie élevé et à sa prospérité, car accepter cela indiquerait dans l'esprit teinté de romantisme des Français, que leur pays a perdu de sa vitalité ; celle-ci étant conçue comme l'apanage des classes miséreuses et déshéritées. J'ai parfois l'impression que les Français souhaitent trouver chez eux un peu de cette violence à l'américaine qui constituerait le signe flagrant d'une pauvreté envahissante et d'une réelle aliénation. Si nous sommes faibles, nous sommes sûrement pauvres, et c'est dans cette misère que nous puiserons notre authenticité.

 

       On aurait du mal à trouver un autre lieu qui, à quelque époque que ce soit, ait été à la fois aussi riche que la France l'est actuellement, et aussi peu puissant. La seule comparaison possible est sans doute celle de Venise au six-huitième siècle, et je suis conscient que l'idée de cette ressemblance hante pas mal de bons esprits en France. C'est ce qu'il faut éviter. Pourtant est-ce si terrible ? La civilisation ordinaire de la France demeure la plus remarquable de nos deux continents, et c'est une civilisation de la vie quotidienne, exprimée dans la manière d'être. N'est-ce pas mieux qu'une « culture nationale » qui s'exprimerait par la puissance brute ? Aux oreilles américaines, une voix murmure : mieux vaut la beauté, la musique, et la faiblesse, que les armes, les marchés, et la puissance. Restons-en là, pour le moment.

 

(xxx, Journaliste, correspondant à Paris du New Yorker, dont je n’ai pas retenu le nom et dont je suis incapable pour l’instant de retrouver le site où cet article a été publié. JG)