Dossier “Nouvelle
France” (Racisme à la française)
Source: http://www.nouvelobs.com/archives/nouvelobs_1892/dossier1.html
Semaine du 08 février 2001 -- N°1892 -- Dossier
Embauche,
logement, travail, école...
Racisme à
la française
Au nom de
l'intégration, la République aime célébrer les
Zidane, les Adjani, les quelques enfants d'immigrés parvenus à la
gloire, et préfère se voiler la face devant les injustices dont
souffrent quotidiennement la plupart des étrangers et des
Français qui ne sont pas « de souche ». Aujourd'hui,
grâce au combat de nombreuses associations, de SOS-Racisme, du Mrap, de
la Licra, de la Ligue des Droits de l'Homme, on commence à entendre la
voix de ceux dont le faciès dérange, mais qui veulent, parce que
c'est leur droit, réussir à l'école, travailler en paix,
se loger décemment et ne plus subir régulièrement les
contrôles policiers.
Après les
municipales, Elisabeth Guigou présentera en deuxième lecture,
à l'Assemblée nationale, la loi sur les discriminations à
l'embauche que Martine Aubry, alors ministre de l'Emploi, avait fait adopter
à l'automne. Une première, qu'applaudissent tous ceux qui sur le
terrain luttent contre l'inégalité et l'injustice. « C'est
un véritable tournant, affirme Mouloud Aounit, le secrétaire
général du Mrap. Mais attention aux désillusions, si des
réponses concrètes ne sont pas rapidement apportées.
» En attendant, voici l'état des lieux d'une France à deux
vitesses.
Au collège
Sylvie, 49 ans,
est enseignante. Son mari, 50 ans, dirige une association. Leur fille, Annie,
12 ans, en cinquième, est une brillante élève : 16 de
moyenne dans toutes les matières. Dans ce collège du quartier de
Château-Rouge, dans le 18e arrondissement, loin du Montmartre chic, Annie
est une exception. « Elle s'en sortira, affirme sa mère, elle veut
être vétérinaire. Nous sommes là pour l'aider. Mais
les autres gosses du collège sont condamnés. Ils bossent à
six dans un deux-pièces. Ici, le soutien scolaire est insuffisant, la
bibliothèque rudimentaire. » Dans cet établissement, trois
élèves seulement sont « français de souche »,
comme Annie. Les autres, tous les autres, sont d'origine maghrébine ou
africaine. « Pour éviter d'y mettre leurs enfants, explique
Sylvie, beaucoup de parents du quartier tentent d'obtenir des
dérogations, ou déménagent, ou choisissent le
privé. »
En France, la
discrimination raciale commence au collège. Selon deux experts de
l'Insee et de la Direction de l'Evaluation et de la Prospective,
Louis-André Vallet et Jean-Paul Caille, les élèves
étrangers parviennent moins fréquemment que les Français
en quatrième générale sans avoir redoublé la sixième.
Après quatre années de scolarité dans le secondaire, ils
sont également moins nombreux à se voir proposer une orientation
en seconde générale ou en technologie. C'est la
conséquence, pensera-t-on, de leur situation familiale, du fait qu'ils
appartiennent à des milieux défavorisés ? Oui, selon ces
deux chercheurs, puisque à situation familiale et sociale égale
les élèves étrangers ou issus de l'immigration
réussissent aussi bien, voire mieux, que les élèves
français.
Parler de
discrimination raciale dès le collège serait donc
exagéré ? « Pas du tout », rétorque Jean-Paul
Payet, sociologue à l'université de Lyon-II (1). Ce chercheur,
qui ne conteste pas le sérieux de ses deux confrères mais leur
méthode -, selon lui, ils mesurent des moyennes et gomment les
disparités entre les établissements - est, lui, allé sur
le terrain. Pendant un an, il a interrogé, écouté,
consulté les élèves, leurs parents et les enseignants de
deux établissements d'une banlieue populaire. Qu'a-t-il constaté
? Dans ces collèges, dès la sixième, les
élèves français et ceux issus de l'immigration ne connaissent
pas du tout le même sort. Des exemples ? A niveau égal, les jeunes
filles françaises se retrouvent dans des classes de bon niveau. Les
filles et plus encore les garçons d'origine maghrébine, eux,
peuplent le plus souvent les « mauvaises classes ».
« Cette
fabrication de filières a des effets désastreux sur
l'identité des jeunes issus de l'immigration, explique Payet. Les
enfants intègrent l'idée qu'ils sont mauvais. Ils étaient
fiers d'être à l'école, ils finissent par la rejeter, car
ils ont un réel sentiment d'injustice. » Comment en est-on
arrivé là ? « Les parents français refusent que
leurs enfants soient mélangés avec les enfants des quartiers. Et
les enseignants veulent de bonnes classes. » Résultat : le chef
d'établissement s'exécute. C'est ainsi, pour reprendre
l'expression du chercheur, que « le marché scolaire se fait
».
Ce n'est pas
tout. Dans les académies de Lyon et de Montpellier, des inspecteurs de
l'Education nationale ont voulu mettre leur nez dans la pratique des stages en
entreprise, obligatoires pour les élèves qui veulent obtenir un
CAP ou un BEP. Et dans le rapport confidentiel qu'ils ont remis au ministre
délégué à l'Enseignement professionnel, Jean-Luc
Mélenchon, ils n'hésitent pas à parler de la «
xénophobie » des patrons de PME ! C'est à
l'élève de rechercher son stage. S'il est d'origine
maghrébine, que s'entend-il répondre très souvent au
téléphone ? « Nous voulons des bleu-blanc-rouge »,
« Notre clientèle ne vous supporterait pas », ou encore :
« Nos employés réagiraient mal. » Résultat :
les enseignants placent dans des entreprises qu'ils connaissent.
Problème : ces stages-là ne correspondent pas, la plupart du
temps, à la formation des enfants. D'où leur inutilité.
(1) Auteur de «
Collèges de banlieue. Ethnographie d'un monde scolaire », Armand Colin,1997.
A
l'embauche
Quand elle
découvre dans un journal de l'Yonne une petite annonce proposant deux
emplois d'hôtesse de vente, Aïcha, 25 ans, décroche
aussitôt son téléphone. A l'autre bout du fil, une femme
lui demande son nom de famille. Evidemment, sa consonance est
maghrébine. « Ces emplois sont déjà pourvus »,
lui répond-on. Aïcha, étonnée, sollicite Nadine, une
amie. Cinq minutes plus tard, celle-ci appelle et obtient sur-le-champ un
entretien.
Moussa Slomani,
lui, est las des petits boulots. Un jour, à la télévision,
ce Français de 31 ans issu de l'immigration tombe sur une pub de la SNCF
qui propose 2 500 emplois, d'agents d'entretien notamment. Chaudronnier, il
adresse un CV complet à la direction de l'entreprise publique de
Bretagne, où il réside. Il précise même qu'il est
atteint d'un léger handicap, des problèmes de dos. Réponse
négative. Moussa retourne à l'ANPE, et regarde un jeune homme
qui, près de lui, remplit des papiers pour la même annonce. Le
jeune homme se prénomme David. De retour chez lui, Moussa reprend son
CV, change son prénom, s'appelle David, et renvoie le tout à la
SNCF. Deux jours plus tard, il reçoit une demande de complément
d'informations, suivie d'un courrier avec plusieurs propositions. Moussa n'a
pas voulu continuer la supercherie. Il est au chômage. Brisé.
« On se demande pourquoi les jeunes d'origine étrangère
cassent ! C'est logique, ils ne peuvent pas travailler ! »
Impossible de
mesurer la discrimination raciale à l'embauche. Bien sûr, il y a
des offres d'emplois exemplaires, si l'on peut dire. Comme celles
repérées en Alsace, dans le cadre d'un plan local d'insertion :
« 15 caissières, 10 conseillers de vente, 15 employé(e)s.
Magasin de jouets. Profils : jeunes, moins de 30 ans, bleu-blanc-rouge ».
Ou encore : « Pour bac pro bureautique, polyvalent, pas typé.
» « Les chefs d'entreprise qui ne veulent pas de jeunes d'origine
étrangère sont souvent plus subtils, explique Me Didier Seban, avocat
du Mrap. Quand les candidats se présentent et qu'ils les refusent, ils
affirment qu'ils ne sont pas racistes mais que leurs clients ne supporteraient
pas la présence d'immigrés. » Ce type d'excuse s'emploie
parfois après l'embauche.
Comme ce
pharmacien de Solesmes, dans le Nord, condamné à trois mois de
prison avec sursis et à une amende de 30 000 francs. Il avait, par
courrier, informé un jeune homme d'origine marocaine que « sa
clientèle ne semblait pas apprécier ses origines
étrangères », après une période d'essai de
deux heures seulement. Le jeune homme s'était immédiatement
adressé au Mrap.
Quelques
chiffres pourtant. Début 1999, selon l'Insee - qui distingue les
Français et les étrangers mais n'étudie pas le cas des
Français issus de l'immigration - 23% des étrangers
étaient au chômage, contre 11% des Français. Michèle
Tribalat, chercheuse à l'Ined (Institut national d'Etudes
démographiques), chiffre à 31% le taux de chômage chez les
jeunes Français d'origine algérienne âgés de 20
à 29 ans, contre 15% pour l'ensemble des jeunes hommes de cette classe
d'âge : et 34% des garçons d'origine algérienne qui ont le
bac, voire plus, n'ont pas d'emploi, contre 9% des jeunes hommes sur la France
entière ! Dans un livre pamphlet contre l'administration (1), sous le
pseudonyme de Jean Faber, un haut fonctionnaire constate que dans une ville de
Franche-Comté, dans une promotion de BTS, tous les « Blancs
» ont trouvé un emploi en un an, mais pas un seul «
immigré ».
Dans ce grand
marché de la discrimination, les entreprises publiques jouent-elles le
jeu de l'égalité républicaine ? Dans la plupart d'entre
elles, les emplois sont interdits aux étrangers (voir encadré p.
16). Quand on interroge la SNCF sur le cas de Moussa - en parlant simplement de
discrimination à l'embauche -, un porte-parole répond : «
Nous rappelons régulièrement à nos directions
régionales qu'elles doivent traiter de la même manière les
Français de souche et les Français issus de l'immigration.
» « Les entreprises publiques ont encore le réflexe de la
préférence nationale, ou plutôt familiale »,
précise Luc Gruson, directeur de l'Adri (Agence pour le
Développement des Relations interculturelles). Les parents aussi :
Gruson cite l'exemple du responsable des tramways de Toulouse, qui voulait
réserver des jobs d'été aux jeunes des quartiers pour
pouvoir ensuite les embaucher. Levée de boucliers immédiate
à l'intérieur de l'entreprise, sur le thème : « Ces
jobs, ce sont nos enfants qui doivent les avoir ! »
Quant à
l'ANPE, son rôle est plus complexe. Certes il n'est pas si loin le temps
où Michel Bon, le directeur général de l'agence,
évoquant le cas des caissières de Carrefour, dont il fut le PDG,
osait déclarer publiquement : « Ce que cherchait l'employeur,
c'était que le client puisse se sentir de plain-pied avec elles. (...)
Malheureusement, il y a des gens avec lesquels on a du mal à se sentir
de plain-pied. C'est quoi : les étrangers, et plus la couleur est
foncée, plus on a du mal à se sentir de plain-pied. » A
l'époque, c'était en 1995, le patron de l'ANPE, poursuivi par le
Mrap, avait été relaxé. Aujourd'hui, la direction de
l'ANPE a pris ce problème à bras-le-corps. « Les
instructions de l'ANPE sont globalement claires », déclare Rubens
Bardagi, secrétaire national CGT de l'agence. La direction a
diffusé à toutes ses antennes une cassette vidéo qui
explique aux agents quel comportement ils doivent adopter en cas d'annonce
ambiguë : rappeler à l'employeur que son offre est illégale.
Elle a demandé au Fastif (Fonds d'Action sociale pour les Travailleurs immigrés
et leurs familles) de former une partie de ses emplois-jeunes aux
problèmes de la discrimination. Ravie du résultat, elle envisage
de donner la même formation à tous ses employés.
Seulement
voilà. Olivier Noël, chercheur à l'Iscra (Institut social et
coopératif de Recherche appliquée), travaille depuis dix ans sur
les discriminations raciales à l'ANPE et dans les missions locales pour
l'emploi, à Montbéliard, Nîmes, Perpignan notamment. Au
départ, il souhaitait former les agents de ces administrations à
la lutte contre la discrimination. A l'arrivée ? « Ils
justifiaient tous leurs pratiques discriminatoires par les exigences de la
clientèle, c'est-à-dire les entreprises qu'ils devaient
conquérir. Après une lente et douloureuse prise de conscience sur
le terrain, ils ont envie de changer. Ce n'est pas le cas des corps
intermédiaires. » « Cette structure est
écartelée entre deux logiques, explique Nourredine Boubaker,
directeur de la Formation et de l'Emploi au Fastif : d'un côté les
valeurs éthiques, de l'autre la nécessité de faire du
chiffre, de garder les entreprises. Ils ont tendance, bien que
déchirés, à privilégier l'efficacité,
à aller au plus simple. » Ce que confirme Rubens Bardagi, notre
cégétiste de l'ANPE : « Nous sommes pris dans une
contradiction terrible : la direction nous demande d'avoir à la fois le
plus de clients possible et des comportements impeccables. Et pour nous
encourager à faire du chiffre, nous avons des primes
d'intéressement collectif indexées sur des objectifs d'activité!
»
La loi de
Martine Aubry contre les discriminations raciales à l'embauche, qui sera
défendue en deuxième lecture à l'Assemblée
nationale par Elisabeth Guigou après les municipales, permettra-t-elle
d'en finir avec l'ensemble de ces pratiques ? Jusque-là, le plaignant
devait apporter la preuve de la discrimination. Dorénavant, il suffira
de présenter « des éléments de fait ».
L'employeur, lui, devra prouver qu'il ne fait pas de discrimination, et cela
avec des éléments objectifs. Enfin, les syndicats pourront se
substituer à la victime et agir en justice. Commentaire de Philippe
Bataille (2), chercheur au Cadis (Centre d'Analyse et d'Intervention
sociologiques), qui a longtemps travaillé avec la CFDT sur la
discrimination à l'intérieur de l'entreprise : « C'est un
point de non-retour. A condition que les victimes aient accès à
leurs droits. Sinon, il faudra créer une commission indépendante
où tous les types de discriminations seront examinés. »
(1) «
Les Indésirables, l'intégration à la française
», Grasset, 2000.
(2) Auteur du «
Racisme au travail », La Découverte, 1999.
Au travail
Tous ces
tableaux, dira-t-on, sont délibérément pessimistes. Que
faites-vous des Zidane ou des Jamel Debbouze ? Sans parler de ces jeunes beurs
qui ont créé leur start-up ? Réponse de Nourredine Boubaker
: « Bien sûr, il y a des beurs qui réussissent ! Mais c'est
l'arbre qui cache la forêt. Il s'agit d'une infime minorité.
Avancer ce type d'argument permet aujourd'hui de baisser la garde, alors que la
lutte contre la discrimination raciale massive est plus que jamais
nécessaire. D'autant que lorsqu'ils accèdent à l'emploi
les jeunes subissent encore des discriminations. » Des preuves ? 50% de
ceux qui ont un bac + 4 en poche occupent des postes destinés aux bac +
1. Selon l'Insee, au début 2000, le nombre d'ouvriers étrangers
avait diminué, mais ils étaient encore 56% à travailler au
bas de l'échelle. Certes, le tertiaire emploie aujourd'hui la
majorité des salariés étrangers. Mais que font-ils la plupart
du temps ? Femmes et hommes de ménage chez les particuliers et les
entreprises, ou laveurs de vaisselle dans l'hôtellerie et la
restauration.
Très
souvent, d'ailleurs, les jeunes concernés tiennent compte dès le
départ de cette discrimination. Un exemple ? A Montbéliard,
Olivier Noël a constaté que les jeunes filles issues de
l'immigration s'interdisent de postuler à des postes de
caissières. Et préfèrent devenir employées...
« Les employeurs n'hésitent pas à exiger d'eux plus
d'efforts que de leurs autres salariés. Ils savent en outre que ces
jeunes accepteront plus facilement d'être moins payés »,
précise Boubaker. Logique : ils battent tous les records de missions
d'intérim ou de contrats à durée déterminée.
Quand ils ont un job, ils tiennent à le garder.
Une fois
embauché, il faut parfois subir le racisme à l'intérieur
de l'entreprise. Comme cette jeune femme, employée dans un restaurant de
la région parisienne, qui se fait régulièrement traiter de
« sale bougnoule » par son patron. Lequel lui a ordonné de
manger pendant la période du ramadan. Autre exemple ? Cette Camerounaise
de 30 ans employée dans une grande parfumerie puis mutée dans une
succursale et finalement licenciée parce que, selon son patron, «
deux Noires dans un magasin, c'est néfaste ». SOS-Racisme, le
Mrap, la Ligue des Droits de l'Homme, la Licra ne cessent de se battre contre
ces discriminations. Les syndicats ? La CGT et la CFDT s'en sont
emparées, au niveau national. Commentaire de Michel Caron,
secrétaire national de la CFDT : « La bataille est gagnée au
sein de notre organisation. Mais dans les entreprises, le combat est permanent.
Les graffitis racistes dans les toilettes, ce n'est pas le patron qui les peint
! »
L'accès
au logement
Ce jeudi 11
janvier, Hermann Ebongue, un étudiant en informatique,
bénévole à SOS-Racisme, reçoit une plainte de
Mohamed, étudiant lui aussi. Le matin même, Mohamed a
téléphoné à la propriétaire d'un studio, qui
vient de publier une annonce dans « De particulier à particulier
». Il appelle et s'entend répondre : « Vous êtes
d'origine française ? » « Je suis français issu de la
deuxième génération », répond-il. « La
studette est déjà prise », répond la
propriétaire. Mohamed renonce. Mais Hermann Ebongue, Camerounais d'origine,
téléphone à son tour. Dès qu'il donne son nom, avec
son léger accent africain, il obtient la même réponse.
Hermann demande alors à son ami Christian Martin de passer un coup de
fil. Après avoir assuré qu'il était français,
d'origine française, né à Paris, la propriétaire
lui propose de venir visiter la studette le lundi suivant.
Mohamed Ould,
lui, n'en revient toujours pas. En 1998, ce pâtissier de 32 ans fait une
demande de logement HLM dans la banlieue parisienne. Avec son épouse,
Salina, une aide-ménagère de 23 ans, ils envisagent un jour
d'avoir un enfant. Impossible, à trois, de continuer à vivre dans
leur studio de 22 m2 situé dans un rez-de-chaussée humide. Il
sait que les procédures sont longues, il s'y prend donc tôt. En
octobre dernier, il reçoit une proposition de la préfecture : un
55 m2 dans le quartier mais dans un HLM neuf. Le jeune couple le visite,
l'appartement leur plaît. « Nous le prenons », disent-ils
à la préfecture. Mohamed donne son congé... avant de se
voir refuser l'appartement par la société de HLM. Motif : «
Taux d'effort insuffisant. » Traduisez : « Vous ne gagnez pas assez
d'argent. » Mohamed ne comprend pas : « Pour mon studio, je paie un
loyer de 2 350 francs par mois. Le nouvel appartement m'aurait
coûté 2 514 francs, 164 francs de plus. Salina et moi, nous
gagnons 10 000 francs net par mois. » Son employeur a
témoigné de ses qualités devant la société
HLM. En vain. Bon enfant, le propriétaire de Mohamed lui a annulé
son congé. Mohamed et Salina vivent toujours dans leur studio. Ils
attendent un enfant pour avril.
« Toutes
les statistiques dont nous disposons prouvent qu'il y a
ségrégation, accuse Patrick Simon, de l'Ined. Qu'il s'agisse des
propriétaires privés ou du parc social. » Ce chercheur ne
nie pas les problèmes posés par les familles issues de
l'immigration : niveau des revenus, taille des familles, querelles de
voisinage. « Mais la plupart du temps, les propriétaires
anticipent les risques. Ceux liés, notamment, au paiement des loyers.
Ils ont tort : les impayés sont plus fréquents chez les
ménages français. Les travailleurs immigrés respectent les
règles, ils ont peur de se mettre hors la loi. » Résultat,
selon le chercheur : au début des années 90, 15% des
immigrés occupent des logements insalubres (sans toilettes ni salle de
bains dans le parc privé, immeubles très mal entretenus et parties
communes dégradées pour les logements HLM). Avec, entre eux,
d'importantes disparités : ce taux descend à 12% pour les
travailleurs espagnols et portugais, grimpe à 20% pour les
Algériens. En moyenne, 18% des logements sont surpeuplés en
France. Mais ce chiffre passe à plus de 40% pour les appartements
occupés par les Maghrébins, les Africains et les Turcs.
Des chiffres
encore ? Selon l'Insee, les ménages immigrés sont
concentrés dans le parc ancien : les trois quarts d'entre eux vivent
dans des immeubles construits avant 1975. Et 28% des ménages d'origine
étrangère qui désirent un HLM ont déposé
leur demande depuis trois ans au moins, environ deux fois plus longtemps que
pour l'ensemble de la population en attente !
Ces chiffres
témoignent-ils de la volonté des offices et des maires, de droite
ou de gauche, qui ont un pouvoir important dans les commissions d'attribution
de logements, d'évincer les familles immigrées des centres-villes
et de renforcer ainsi leur ghettoïsation ? Samuel Thomas, le vice-président
de SOS-Racisme, en est convaincu. La preuve ? A Metz, SOS a fait constater par
huissier que les 12 000 locataires de l'office HLM de la ville étaient
fichés selon leur pays d'origine. Dans la ZUP de Borny, toujours
à Metz, où les HLM sont très anciens et
dégradés, 70% des habitants de l'office viennent de pays d'Europe
orientale. Dans le centre-ville, où les immeubles sont beaucoup plus
récents, ils ne sont que 2,5%. SOS a déposé une plainte.
Elle a été classée sans suite. « L'office n'utilise
plus ce fichier, répond, choquée, Dominique Dujols, directrice
des Relations institutionnelles et de Partenariat à l'Union nationale
des Fédérations d'Organismes d'HLM. Discriminer n'est pas dans
notre culture ! Pour éviter que se constituent des fichiers, nous avons
adressé une circulaire très ferme à tous les offices. On
oublie de dire qu'en Ile-de-France, le parc privé, ce ne sont que des
marchands de sommeil. Nous, on nous demande d'assurer, en plus, la
mixité sociale ! »
Ah, la
mixité ! Cette louable volonté des gouvernements de gauche de
mélanger à nouveau les populations, mais qui, pour l'instant, est
un échec. Ce que ne nie pas un haut fonctionnaire proche de ce dossier,
avant de lâcher : « Nous n'y renoncerons pas. Si on lâche sur
ça, on lâche sur tout. » Claude Bartolone, ministre
délégué à la Ville, dont on connaît
l'obstination dans la lutte contre la discrimination, a fait inscrire noir sur
blanc cet objectif, avec obligation de résultat, dans tous les contrats
de ville conclus avec l'Etat. Trop tard ?
Avec la
police
Comme tous les
jeudis, Sherifa, 44 ans, attend son train de banlieue avec sa fille Mona, 8
ans, qui consulte un médecin à Paris. Sherifa, handicapée,
dispose d'une carte Améthyste. Le train arrive et Mona, partie chercher
un journal, court, et monte sans composter son billet, de peur de louper son
train. « Ce n'est pas grave, lui dit sa mère, nous irons voir le
contrôleur. » Elles s'installent et, justement, la
contrôleuse passe. Elle constate que le billet n'est pas composté
mais n'inflige pas une amende. Non, ce qu'elle veut en guise de
représailles, c'est confisquer la carte Améthyste de Sherifa.
« Vous n'avez pas le droit de me la prendre, s'exclame la voyageuse. Mais
je veux bien payer une amende. » La contrôleuse persiste. Sherifa
aussi. « Puisque c'est comme ça, menace l'agent, je vais appeler
la police. Elle vous cueillera à votre arrivée ! »
A la descente du
train, les policiers sont là. Ils discutent un moment avec la
contrôleuse, puis l'un d'entre eux demande à nouveau cette fichue
carte. Sherifa, sûre de ses droits, refuse, répète qu'elle
veut payer une amende.
« Bon, lui
lance un policier, on vous emmène au commissariat. » Mona suit,
évidemment. Là, tétanisée par la peur, Sherifa voit
l'un des policiers jeter son sac à terre, avant de la plaquer au sol et
de la rouer de coups. Mona assiste à la scène, affolée.
Sherifa, ensanglantée, demande à voir un médecin.
«
D'accord, on te laisse partir, dit un policier. A une condition : que tu ne
parles à personne de ce qui s'est passé ici. » Sherifa a
séjourné une journée à l'Hôtel-Dieu,
écopé de deux jours d'arrêt de travail. Depuis, quand sa
mère est absente, Mona se barricade en plaçant des chaises derrière
les portes. La peur de voir revenir les policiers.
« Ce cas
est représentatif de tout ce que nous ne voulons plus voir »,
explique-t-on au cabinet de Daniel Vaillant. Et de citer, entre autres, la mise
en place en juin 2000 de la Commission nationale de Déontologie de la
Sécurité, cette instance présidée par Pierre
Truche, l'ancien président de la Cour de Cassation, indépendante
du ministère de l'Intérieur. Cette commission peut être
saisie par les parlementaires des « dérapages » de policiers
ou de toute autre personne chargée d'assurer la sécurité.
Quels sont ses pouvoirs ? L'investigation, l'audition, bref, l'enquête.
Celle-ci achevée, la commission demande aux ministres concernés
de sanctionner les fautifs.
Louable. Mais
dans les mentalités, la discrimination raciale a la vie dure. A la
demande du maire d'une grande ville française, la chercheuse Maria do
ceu Cunha s'est penchée sur la mise en place dans cette ville d'une
police de proximité. Elle est tombée très vite sur la
question de la discrimination, en réunissant un groupe composé de
policiers issus de la police nationale et de la police municipale, et de jeunes
Maghrébins. Que disaient les jeunes issus de l'immigration ? Les
contrôles systématiques « font monter la rage dans les
quartiers. On contrôle leur couleur, c'est une humiliation volontaire
». Que répondaient sincèrement les gardiens de la paix ?
« Nous ne comprenons pas, nous ne sommes pas racistes. C'est vrai qu'il y
a des jeunes des quartiers qui posent problème. Et puis, on est
là pour faire du chiffre. » Commentaire de la chercheuse : «
Certains policiers vivent des situations horribles et ils font subir aux jeunes
des situations atroces. »
Dans les
boîtes de nuit
Quand elle se
présente aux portes de cette discothèque parisienne, le 31
décembre, avec une dizaine d'amis, Hélène n'a pas de
souci. Elle a réservé il y a longtemps pour être sûre
de fêter l'arrivée du troisième millénaire avec ses
copains. Las. Le videur leur refuse l'entrée et les rembourse. Sans
aucune explication. Quelques minutes plus tard, quatre personnes se
présentent sans réservation. On leur ouvre les portes sans
problème. On les referme ensuite quand quatre jeunes gens de couleur se
présentent à leur tour. Hélène comprend : parmi ses
amis, six sont d'origine étrangère. Elle écrira au
propriétaire de l'établissement pour protester contre cette
discrimination. Elle n'a pas reçu de réponse.
Rachel a
vécu la même expérience à Thionville. Un samedi
soir, elle se présente avec quatre amis maghrébins à
l'entrée d'une discothèque. Le videur explique aux quatre jeunes
Maghrébins qu'ils ne sont pas des habitués, et il les refoule.
Rachel écrira elle aussi au gérant de l'établissement. En
vain.
Des histoires de
discrimination raciale dans les boîtes de nuit, Malek Boutih, le
président de SOS-Racisme, en raconte à la pelle. Depuis 1998, son
association organise plusieurs nuits de « testing » par an.
Accompagné d'un huissier, un groupe de jeunes, dont certains de couleur,
se présente devant une boîte de nuit, dans plusieurs villes de
France. Le plus souvent, les jeunes de couleur ne peuvent pénétrer.
« C'est pour mettre le phare sur la face la plus visible de la
discrimination raciale », explique Malek Boutih. SOS multiplie les
plaintes, et commence à obtenir des condamnations.
Cet
été, Jean-Pierre Chevènement, Marie-George Buffet et
Michèle Demessine ont signé avec les représentants des
métiers de l'hôtellerie une convention nationale contre la
discrimination raciale à l'entrée des discothèques. SOS a
boycotté cette initiative, parce que cette discrimination est
déjà illégale. Depuis, l'association continue ses «
testings ». En septembre dernier, la Cour de Cassation a validé
cette pratique.
MARTINE GILSON
Nouvel
Observateur - N°1892
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