De la pérennité des stéréotypes

 

Je voudrais aujourd'hui vous entretrenir de la pérennité des stéréotypes; entretenir au double sens, français d' avoir une conversation avec quelqu'un, et anglais de entertain, i.e. de retenir l'attention en amusant.  Oui, les stéréotypes ont la vie dure! Exemple: Il y a plus de quinze siècles que les tribus Vandales ont dévasté la Gaule, et aujourd'hui encore on appelle vandales ceux qui détruisent par bêtise ou par malveillance. Et voici comment, de son côté, Le Monde dans sa Chronique du Language se plaît à en faire la liste: Je cite: "Nul n'est censé ignorer que les Polonais sont aussi ivrognes que les Juifs sont avares, que les Noirs sont paresseux, les Bretons têtus et les Arabes sans parole. Les prostituées ont du coeur et le montrent ; les bourgeoises ont des bijoux et les cachent ; les citrons sont acides et les chiens sont fidèles." 

 

Plus sérieusement, pensez au mot que nous utilisons dans les langues romanes pour dire "foreigner": étranger, straniere, extraño; un terme qui signifie à la fois étrange (strange) et étranger (foreign), ce dernier remontant au vieux français "forain" et signifiant littéralement "hors de ses frontières", à l'égal de l'allemand Ausländer, étymologiquement "d'un autre pays." Voyez comme dans chaque exemple la langue elle-même établit la distinction entre "eux" et "nous."

 

Déjà à la fin du moyen âge, au temps où ce qu'on appelle la lingua franca, i.e. la langue de communication, était le latin, existaient une série de formules plus ou moins proverbiales qui étaient en réalité une forme de racisme linguistique. L'un des exemples les plus souvent cités est celui de l'empereur Charles Quint, multilingue sans aucun doute, et de quelle langue il se servait. Le voici dans sa version française. Pour parler à des hommes, disait l'empereur - à tout seigneur tout honneur - il utilisait le français. Pour s'adresser à des dames, sa préférence par contre allait à l'italien. Pour commander à son cheval, il le faisait en allemand. Et au Dieu Tout Puissant, il adressait ses prières en espagnol. Inutile d'ajouter que je vous rapporte la version franco-espagnole de l'anecdote. Dans sa version italienne, Charles Quint aurait parlé aux hommes dans la langue de Dante et se serait adressé aux dames dans cette langue efféminée qu'est le français!

 

Nous savons tous que les stéréotypes se perpétuent dans la langue même que nous parlons et qu'ils réflètent les différences qui existent entre la culture qui est nôtre et celle qui nous est différente. Allez vérifier par exemple quels termes sont accolés au mot 'French' dans un dictionnaire anglais et réciproquement quels qualificatifs sont joints à 'anglais' dans un dictionnaire français. Vous y trouverez, bien sûr, "French cuisine", "French kiss", "French lover", mais aussi "to take the French leave" ou encore le populaire "Pardon my French! Les Espagnols, par contre, traitent déjà mieux les Français, quoiqu'on dise en espagnol "desperdirse à la francesa", de la même façon que les Allemands diront "sich auf französich empehlen," i.e. to escape the French way, donc une expression semblable, et dans un cas comme dans l'autre, empruntée probablement à l'anglais. Les Néerlandais peuvent, à l'égal des Allemands, vanter la cuisine française et dire avec eux "leben wie Gott in Frankreich," i.e. "vivre comme Dieu en France," mais l'on trouve aussi en néerlandais une expression qui se traduirait par faire des compliments à la manière française et qui simplement signifie flatter. Quant aux Danois, ce qu'ils appellent des "articles français," ce ne sont point nos articles définis ou indéfinis, mais des préservatifs, que les Anglais appellent "French safes" et, qu'en échange, les Français nomment, "capotes anglaises".

 

Bref, des exemples qui précèdent, l'image que nous retenons des Français n'est guère flatteuse. Retenons précisément le qualificatif de flatteur du néerlandais, ou encore de couard et de lubrique de l'anglais, qui sont des caractéristiques que vous retrouverez jusque dans une concordance de Shakespeare décrivant ces derniers comme "the false French," "the over lusty French," ou bien, lisez du Mark Twain, qui observe - je vous le cite en anglais - "There is but one love which a Frenchman places above his country, and that is his love for another man's wife." Plus près de nous, que je vous rapporte cette remarque de l'humoriste Roger Simon, qui écrit: "Nothing in France is worth spying on, except the length of hemlines." Et encore, rien n'est dit de leur arrogance: ces Français qui agissent comme s'ils avaient inventé tout ce qui est culture, qui seuls peuvent écrire de la poésie avec élan, décapiter leurs aristocrates avec finesse ou bien sont persuadés que, lorsqu'il s'agit de talent culinaire, personne ne peut égaler le panache de Jacques Pépin. Pour preuve, songez seulement à la liste de leur contribution au lexique du snobisme, auquel ils ont donné à la langue anglaise des mots tels que arriviste, chauvinist, nouveau riche, parvenu, petit bourgeois... et j'en passe!  

 

Chauvinisme mis à part, revenons à cette liste d'emprunts à la langue française, où nous trouvons, par exemple, l'adjectif même de "stéréotype," qui à l'origine voulait dire imprimé avec des planches clichées et permettant ainsi d'obtenir des copies multiples à partir d'un seul modèle, avant de passer au sens que nous lui connaissons, en français comme en anglais, d'idées toutes faites ou, précisément, de clichés.

 

Revenons un instant à ces caractéristiques soit-disant typiquement françaises. Dans son livre, French or Foe? Polly Plat soutient qu'aux yeux de la mentalité anglo-saxonne la France est le pays des 4 “f”, soit en anglais, food, fashion, fragrance, frivolity. S'il me fallait trouver une équivalence consonante et mnémotechnique, je serais tenté de traduire "m" pour mode, "n" pour nourriture, "p" pour parfum et..."q", qui se passe de traduction. En y repensant toutefois, l'auteur ajoute un cinquième "f" associé à celui de frivolité, à savoir "f" comme feminine; ce qui revient à dire que l'élément de frivolité, avec sa composante de légèreté, de manque de sérieux et de discipline, est perçu comme un trait féminin, qu'il nous faut opposer évidemment à la nature sage et pondéré du mâle typique anglo-saxon.

 

Or, en fait, ce cliché d'efféminé pour caractériser ce qui est français perdure encore aujourd'hui dans la psyché anglo-américaine. Je ne vous en citerai que trois exemples. Le premier est tiré du Webster's Third New International Dictionary. Vérifiez l'entrée frenchify. Je vous cite en anglais: "frenchify: to make affected or somewhat effeminate, as in a mincing frenchified walk." Le second est emprunté au Washington Post, exemple dans lequel le journaliste insinue que les sons de la langue française, si enchanteurs pour certains, apparaissent comme efféminés et emprunts de préciosité pour d'autres: Je cite de nouveau en anglais: "Their language is so prissy-sounding that you could be challenging someone to a street corner fight and it would sound like an Elizabeth Barrett Browning sonnet." Le troisième exemple est emprunté à la scène politique. Certains d'entre vous se souviennent peut-être de la campagne des primaires de 1988 et de la façon dont George Bush “l'ancien” se plaisait de temps à autre à ridiculiser l'un de ses rivaux républicains, le gouverneur Pete Dupont, en se référant à lui du nom de "Pierre," non point pour afficher ses connaissances linguistiques mais comme pour affubler son adversaire d'un de ces noms que l'on donne parfois dans ce pays à ces caniches pomponnés et très peu chiens "machos."

 

Nul besoin d'insister. Quel candidat du règne mâle à la présidence des Etats-Unis a des chances de succès s'il est considéré comme élitiste ou peu viril?  Comme vous le savez, Pete Dupont est un des descendants de l'illustre famille huguenote des Dupont de Nemours, laquelle a cherché refuge aux Etats-Unis après l'honteuse révocation de l'Edit de Nantes de 1685, de même que les Faneuil et les Revere - des Rivoire à l'origine - qui sont venus chercher fortune à Boston.

 

Vous le savez: sur ces rives hospitalières où nous accueille à New York “Dame Liberté,” l'on parle aujourd'hui la langue officielle du pays qui fut celui de l'ennemi de la France le plus invétéré. Vous le savez aussi: l'ennemi héréditaire de la Grande Bretagne devint à son tour l'adversaire naturel des colonistes anglais en Amérique, lesquels ont absorbé, adapté et perpétué les mêmes stéréotypes qu'utilisaient déjà les Anglais de la "perfide Albion."

 

Vous l'aurez donc compris: les stéréotypes négatifs envers la France et les Français font ainsi partie d'une longue tradition anglo-saxonne que l'on pourrait faire remonter jusqu'à la guerre de Cent ans.

 

Essayons d'y voir clair et élargissons le propos. Que trouve-t-on sous la gangue de ces clichés? On y remarque deux choses. D'abord les façons populaires de nommer les peuples qui vivent de l'autre côté de vos frontières en fonction de leurs "bizarres" habitudes alimentaires: Frogs, Rosbifs, Krauts ou Mangeurs de macaroni; donc une géographie basée sur quatre pôles: Français répugnants mangeurs de grenouilles, Anglais au rostbif trop cuit, choux à la saucisse pour les Allemands, et mille et tre pasta chez les Italiens. Ensuite, comme je viens de l'indiquer, on note la façon dont les Anglais jugeaient leurs ennemis, les Français bien sûr, ceux-ci associant les Anglais à leur amour de la guerre, et ceux-là associant les Français à l'amour tout court, non seulement la France ennemie, mais encore la grande rivale des Anglais dans l'empire des mers, à savoir la Hollande et - l'actualité est là pour nous le rappeler -l'Irlande du Nord. 

 

Ainsi donc les expressions populaires, trop souvent péjoratives, auxquelles nous n'attribuons plus aujourd'hui aucun sens particulier, telles que  "Pardon my French", "to go Dutch" ou "to get one's Irish up," sont un peu comme des fossiles, c'est-à-dire les traces d'un passé révolu mais conservés dans et par la langue elle-même.

 

Pérennité des stéréotypes..Tel était le titre donné à cet entretien. Comment s'acquièrent-ils? Non pas par l'expérience directe mais par ce qu'il est convenu d'appeler des médiateurs culturels, à l'image des exemples que j'ai choisis. Quelle chance avons-nous de les voir disparaître?. Sans doute pas avec la prochaine génération. Et pourtant dans notre monde en voie de mondialisation accélérée, -et dans l'Europe d'aujourd'hui en particulier - c'est sans contredit par une meilleure connaissance de la langue de l'autre que ces stéréotypes ont des chances de s'estomper. Le souhait de la France de faire adapter le trilinguisme par l’Union européenne et l'insistance que l'on met dans les écoles française à exiger l'apprentissage de deux langues étrangères sont des initiatives que notre "tongue-tied America" devraient émuler.

 

Est-il besoin de vous le rappeler? L'apprentissage d'une autre langue nous contraint à nous pénétrer de son histoire et de sa culture, avec ce corollaire important, à savoir que c'est au contact d'une autre culture que l'on apprend à mieux connaître la sienne propre. Or notre rôle d'enseignants et d'éducateurs est de faire en sorte que nos élèves se débarrassent de leurs vues étroites ou peu éclairées. Car - et je termine sur cette question - quel est le sens du mot "Liberal" dans "Liberal Education", sinon celui de libérer l'esprit des liens qui nous enchaînent encore à nos habitudes et à nos préjugés?