La France au bout de vos doigts

 

J’ai intitulé cette brève allocution “La France au bout de vos doigts,” traduction de “France @ your fingertips.” Je reviendrai dans un instant sur ce @, comme il se prononce également en français. Quoique tous les manuels d’aujourd’hui, que ce soit, en ce qui concerne ce cours, Contemporary French Cultural Studies ou Les Français, aient, l’un et l’autre, leurs propres sélections de sites pertinents, il est bon, me semble-t-il, que je vous en signale quelques-uns et en ajoute certains autres. Ces sites, comme vous le verrez, sont français pour la plupart, mais aussi anglo-américains ou canadiens. Vous remarquerez à ce propos que les Français ont tendance à dire “les ressources du Web” (toujours avec une majuscule), tandis que que nos voisins du Québec, fidèles à leurs principes d’exclure tout anglicisme, préfèrent dire “les ressources de la Toile,” un terme qui, à vrai dire, n’a pas la valeur du mot web, dont la traduction précise est “réseau,” quoique “toile tissée sur le monde” traduise admirablement “world wild web.” Web et “net” sont d’ailleurs désormais des termes quasi-synonymes.

 

“Internet est une révolution plus importante que l'imprimerie," écrivait, il y a quelques années, de la Silicon Valley Jean-Louis Gassée; révolution, ajouterai-je, qui a provoqué en français une vague de nouveaux anglicismes. Certaines traductions du Journal officiel, telles que "brouteur", "épépineur", "gerbeur", n'ayant pas "pris", il est parfois plus judicieux de garder le terme anglais. Disons que toute cette terminologie a besoin de temps pour se trouver, et que l’anglais, devenu de facto la lingua franca de la communication mondiale, simplifie bien les choses. Il n’y a pas si longtemps, l’on ne savait pas s’il fallait dire: “je suis branché sur Internet” (sans article, comme l’écrivait Gassée) ou bien “je suis branché sur l’internet” (nom commun, comme le recommande le lexicologue  Claude Duneton.) Il semble qu’aujourd’hui la seconde formule, proposée par la Délégation générale à la langue française, soit devenue la plus populaire, en dépit de ce qu’avait recommandé l’Académie française. Vous trouverez donc l’une et l’autre façon de dire. N’était-ce pas le grammarien du dix-septième siècle, Vaugelas, qui, selon la légende, voulant s’assurer que ses ultimes paroles seraient en tout conformes aux règles de la grammaire, précisait sur son lit de mort: “Je m’en vais ou je m’en vas, car l’un et l’autre se dit, ou se disent.”

 

En ce qui concerne l’internet proprement dit, son histoire, son fonctionnement et ses usages, je vous suggère de consulter le site Webencyclo, “la première encyclopédie francophone entièrement gratuite,” vous annonce-t-on ; gratuite mais lente à télécharger en raison de l’incontournable publicité qui l’accompagne et l’alimente.

 

Peut-être êtes-vous également curieux de savoir comment se traduit en français ce @ que vous utilisez dans tous vos e-mails et que certains dictionnaires d’informatique traduisent par escargot, ou encore a roulé ou a enrobé. Il s’agit à l’origine de la ligature latine “ad”

réduite en français à la préposition “à”, où le “a” et le “d” cursif de l’onciale ont fini par se confondre. Alors qu’au Québec on a recours à l’appellation de “a commercial,” que l’on utilise en comptabilité aux Etats-Unis pour indiquer les prix unitaires, le nom que lui donnent les informaticiens français tourne autour de sa forme: escargot comme je viens de le dire, ou encore a-roulé, a-enrobé, mais le nom le plus fréquemment employé dans les milieux universitaires est “arrobas”, un mot qui vient en fait d’une confusion avec le symbole d’une unité de poids espagnol, “arroba”, qui lui-même viendrait, selon Le Petit Robert, de l’arabe, ar-roub, le quart, famille de arba’ quatre.

 

Si comme moi, vous êtes curieux de philologie ou de terminologie, vous trouverez cette information au site officiel du Ministère de la Culture et de la Communication dans la section des néologismes .Vous noterez à ce propos que la France, depuis 1978 mais avec quelques interruptions subséquentes, joint dans un seul ministère et comme dans une seule mission la culture et la communication. Il s’agit d’une culture qui se doit de rayonner et d’être répandue de par le monde, un peu à l’image du logo de notre Petit Larousse illustré, “Je sème à tout vent.” Quel autre pays que la France penserait à fabriquer du papier hygiénique sur lequel sont imprimés des citations d’auteurs, français bien entendu?

 

Si vous communiquez par e-mail avec des Français, vous aurez aussi sans doute remarqué l’adoption généralisée de cet autre anglicisme, tandis que “courriel,” pour courrier électronique, est d’usage commun au Canada. Voulant copier homophoniquement ce “mail” anglo-saxon et démontrer leur originalité, les commissions de terminologie ont bien essayé d’introduire l’acronyme “mél” pour messagerie électronique. Cette trouvaille cependant ne semble pas avoir eu plus de succès que le “miel” que l’abbé du patronage, quand j’étais tout gosse, nous demandait de substituer, à un “merde” singulièrement plus libérateur. 

 

Quant à l’expression argotique à connotation tout à fait négative, “c’est le Web là-dedans” pour “c’est le bordel, ou c’est la pagaille,” je ne pense pas qu’elle reste dans la langue française, car le Web est en train de faire des avancées rapides en France. Il est vrai que vous prêchez à un converti, convaincu que je suis de ses possibilités immenses comme autre instrument de recherche et complément d’information. Ce qui me ramène à mon sujet.

Un site que je recommande  est celui de l’Encyclopédie Quid, publiée à Paris chez Robert Laffont par Dominique et Robert Frémy, encyclopédie renouvelée chaque année, désormais accessible sur le Web et donnant accès à quelque 5000 sites. Sa rubrique, du latin rubrica,
titre en rouge ,vante ce site comme l’endroit où vous trouverez  “Tout sur tout et un peu plus que tout.” Et point de doute que cette encyclopédie du tout savoir en un seul volume est un site important pour toute recherche sur la France, même si le condensé du texte et les abréviations le rendent difficiles à lire, soit sur papier soit à l’écran. Quant au titre lui-même, il est emprunté au latin Quid, que nous trouvons dans l’interrogation familière “Quid novi?” i.e. Quoi de nouveau?

 

Parmi les moteurs de recherches  francophones,  (traduction directe de “search engines”), citons en premier lieu, parce qu’il est peut–être pour l’instant le meilleur, nomade,  présenté comme un répertoire de ressources en français, ou bien lokace, un moteur de recherches francophones, ou bien encore écila , un moteur de recherche “France.”

 

Au site de France Culture que j’ai déjà cité et de la Délégation générale à la langue française, dont vous reconnaîtrez le sigle, “dglf”, vous verrez: “Des ressources sur les Langues, Nos liens préférés,” où vous retrouvez ces mêmes moteurs de recherche.

A vous d’expérimenter pour découvrir où va votre préférence.

 

Passons immédiatement à deux sites, le premier, que vous connaissez tous sans doute, celui de “Tennessee Bob's Famous French Links” de l’université de Tennessee à Martin,

qui vous donne une rubrique d’une dizaine de liens hyperactifs, tels que:

Art, Music, Film and General Culture

History of France and the French-Speaking World

 

Je signale en passant que vous ne pourrez qu’être frappé par le nombre de publications canadiennes que vous trouverez en consultant la presse de langue française en Amérique du Nord. J’aimerais vous recommander deux sites intéressants en ce qui nous concerne, d’abord celui de l’hebdomadaire France-Amérique, publié à New York avec le concours du Figaro, et duquel, en particulier, je vous recommande ses dossiers d’archives. Ensuite celui du Journal Français, alias Journal Français d’Amérique, publié tous les mois à San Francisco, et présenté comme  “votre connection to France and French culture aux Etats-Unis.” Intéressantes en particulier, quoique payantes, sont ses archives, dont je me suis servi pour certains des dossiers de ce cours.

 

Le second site de langue anglaise est celui de l’université de Newcastle au Royaume-Uni, où vous est offerte une liste de seize liens hyperactifs, tels que

French Press

French Society and Politics

French History

French Culture and Literature

 

S’il me fallait choisir sur ce site deux journaux, deux quotidiens français en ligne, je vous recommanderais  Le Monde et Libération. Le premier n’est pas entièrement gratuit. Il fut un temps où l’était seulement sa première page. Ses archives sont toujours payantes, mais la lecture en ligne gratuite du Monde interactif s’est considérablement agrandie. Intéressant à consulter, en ce qui me concerne le français d’aujourd’hui, en est sa Foire Aux Questions. Quant au second, Libération, un quotidien du centre gauche, c’est peut-être aujourd’hui l’un des meilleurs et sans conteste parmi les plus généreux.  Je vous recommande en particulier sa publication en ligne du “Chapitre un” de livres récents et son étonnante liste de portraits, allant de “Sylviane Agacinski-Jospin, [qui] recherche la notoriété comme philosophe et la discrétion comme épouse,” ou de “Hillary Clinton [qui] n'est plus la militante libérée qui affola la Maison Blanche [et] entame son second «mandat» en mère de famille modèle, ” à Catherine Tasca, qui en 1972 dirigeait la Maison de la Culture à Grenoble, devint Ministre de la Communication en 1978 et est aujourd’hui, dans le gouvernement Jospin, Ministre de la Culture et de la Communication,  ou finalement à Zinedine Zidane, champion du monde de foot caché derrière ses silences.

 

S’il me fallait vous recommander un seul magazine hedomadaire en ligne, ce serait le Nouvel Observateur, tant pour la qualité de l’information contenue que pour celle de ses dossiers, tel celui de la semaine du 08 février 2000, intitulé “Racisme à la française” .

 

Et si je devais vous recommander un seul programme de radio, ce serait celui de Radio France Internationale (en 19 langues), avec ses revues de presse, ses rendez-vous internet et, en ce qui concerne plus particulièrement ce cours, sa rubrique  “Langage actuel,” de laquelle j’ai extrait “L’avenir du français, langue de culture,” que vous pourrez lire en ajout dans le texte de cette allocution.

 

Il me reste à vous citer le site du Français dans le monde, une revue de six numéros par an, que vous pouvez consulter en bibliothèque, mais dont la netothèque met en ligne depuis 1997 les résumés de ses articles.

 

Et si je devais en dernier lieu vous recommander un dictionnaire français en ligne, ce serait le dictionnaire universel francophone publié en 1997 par Hachette, qui pour nous, Français de la diaspora, francophones ou francophiles de tous horizons, est un dictionnaire qui “présente, sur un pied d'égalité, le français dit "standard" et les mots et les expressions du français tel qu'on le parle sur les cinq continents.”

 

Je vous disais donc que j’avais ajouté en “fichier joint,” traduction de “attachment,” un texte court emprunté à Radio France internationale, intitulé “L’avenir du français, langue de culture.” L’auteur nous rappelle que lorsque le grand critique littéraire de l’époque, Gustave Lanson, fut invité à Columbia University en 1911, celui-ci déclarait que "le français est la langue par excellence de la culture, celle dont on peut employer l'étude pour achever et dégager l'homme civilisé d'aujourd'hui." Et, ajoute le même auteur, nous retrouvons des propos pratiquement identiques dans un article récent de Theodore Zeldin, l’auteur du célèbre The French, publié en 1983. Ce dernier écrivait dans Le Monde de l'Education, consacré à l'enseignement du français dans le monde, que "de même que dans le passé, il fallait étudier les Grecs et les Romains pour être une personne cultivée, de nos jours, il est nécessaire d'étudier la civilisation française."  A mon avis, grâce à ce merveilleux outil de culture qu’est devenu l’internet, il nous faut compléter ces deux remarques précédentes par cette autre du philosophe Michel Serres, sans conteste une figure marquante de la vie intellectuelle contemporaine, qui partage son enseignement entre Paris et Berkeley. Voici ce qu’il écrivait dans un dossier récent que j’ai emprunté à France-Amérique et dont je ferai ma conclusion.

 

“Voici cinquante ans, on tenait pour cultivé un homme qui avait de la profondeur historique, qui savait du grec, un peu d’hébreu, du latin. N’est-il pas aujourd’hui singulièrement inculte celui qui ignore que la terre a quatre milliards d’années, que la vie est née il y a environ trois milliards cinq cents millions d’années ou que le Soleil tourne autour du centre de la galaxie tous les 250 millions d’années ?”

Joseph Garreau

 

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Premier Fichier joint: L'avenir du français, langue de culture

Radio France Internationale http://www.rfi.fr/ (mars 98)

 

Le neuvième congrès mondial des professeurs du français à Tokyo avait pour thème "Le français au XXIe siècle : tracer l'avenir, cultiver la différence". La question culturelle occupait une large place dans les interventions de ce Congrès dont la Fédération Internationale des professeurs du français vient de publier les actes. C'est l'occasion de faire le point.

La place du français

 

En 1911, invité à Columbia University, Gustave Lanson déclarait que " le français est la langue par excellence de la culture, celle dont on peut employer l'étude pour achever et dégager l'homme civilisé d'aujourd'hui". Ce sont des propos pratiquement identiques qu'on trouve dans un article récent de Théodore Zeldin qui écrit dans "Le Monde de l'Education" consacré à l'enseignement du français dans le monde que "de même que dans le passé il fallait étudier les Grecs et les Romains pour être une personne cultivée, de nos jours, il est nécessaire d'étudier la civilisation française".

 

Une langue de communication internationale comme l'anglais, s'apprend en effet par nécessité, alors qu'une langue " culturelle " comme le français, s'apprend par amour. On n'étudie pas le français simplement pour communiquer, mais surtout pour accéder à la culture par la langue. Ainsi, dans les pays asiatiques, longtemps fermés à l'occident, les langues étrangères sont tout d'abord apprises pour permettre une ouverture aux civilisations occidentales. La tradition confucianiste y insiste sur la lecture comme moyen de perfectionnement moral, et les études littéraires en français sont considérées comme le moyen idéal pour parfaire son éducation.

 

Pour une innovation pédagogique

 

A l'heure de la mondialisation, alors que les pays et les cultures les plus lointains se rapprochent grâce aux nouveaux moyens de communication, la valeur culturelle de la langue française peut être un atout considérable. Jouissant d'un prestige international, sa longue histoire de diffusion mondiale lui permet de jouer un rôle de premier plan si on adapte sa pédagogie.

 

Car malgré les méthodes communicatives récentes, qui permettent d'étudier la langue à l'aide de documents authentiques qui donnent une image non stéréotypée de la culture française, les pratiques pédagogiques dans le monde se limitent souvent encore à un enseignement axé sur l'écrit au détriment de la communication.

 

Or, une pédagogie uniquement fondée sur l'écrit rend l'apprentissage du français laborieux, ce qui tendrait à confirmer que le français est une langue difficile et réservée à une élite culturelle. Afin de s'adapter aux motivations des apprenants d'aujourd'hui, attirés par la culture française mais souhaitant pouvoir communiquer rapidement, il s'agit d'innover sur le plan méthodologique et pédagogique afin de rendre le français plus accessible comme outil de communication aussi bien sur le plan de la culture historique et littéraire que sur celui de la culture sociale.

 

Cultiver les richesses linguistiques et culturelles

 

L'apprentissage du français comme outil de communication doit privilégier deux objectifs pédagogiques : la maîtrise de certains actes de parole d'une part, et la maîtrise d'une compétence de communication interculturelle d'autre part. Cette double visée mettra en avant le discours oral dans l'enseignement linguistique de même qu'un accès à la culture quotidienne dans l'enseignement de la civilisation. Cet enseignement fonctionnel permettra également une première approche de la culture française, souvent limitée aux stéréotypes du bon vin et du TGV.

 

Mais entre le tout communicatif et le tout littéraire, il y a un équilibre à chercher, et l'on constate le retour des grandes références littéraires, cinématographiques et théâtrales dans les manuels d'apprentissage du français et dans les outils pour la classe. A quelque niveau que ce soit, la richesse linguistique et culturelle du français permet un va-et-vient constant entre l'acquisition d'une compétence de communication et l'acquisition de compétences culturelles, le premier renforçant l'apprentissage du dernier, et vice versa.

 

Quoi de plus complet comme apprentissage linguistique et culturel que de considérer la richesse de la langue écrite par rapport au discours oral en étudiant des dialogues de la vie quotidienne et des dialogues tirés d'un roman ou d'une pièce de théâtre? Comment mieux comprendre le français d'aujourd'hui et étudier la phonétique qu'en écoutant une chanson ? C'est en mettant constamment en rapport la réalité sociale et culturelle véhiculée par le français avec ses expressions artistiques et littéraires que l'apprenant saisira non seulement la richesse de notre langue, mais également les fondements d'une identité culturelle multiple.

© Lidwien Van Dixhoorn

 

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Second fichier joint: Michel Serres : « La science, moteur de l’histoire »

France-Amérique

La série du Figaro sur le paysage intellectuel contemporain

http://www.France-Amerique.com/infos/dossier/dossier7.htm

 

Figure marquante de la vie intellectuelle contemporaine, le philosophe Michel Serres a noué le dialogue avec les sciences exactes, et cela des deux côtés de l’Atlantique puisque les universités américaines l’accueillent régulièrement. Ennemi de l’esprit de système et partisan d’un nouvel encyclopédisme (Atlas, François Bourin), Michel Serres analyse ici les répercussions de la communication de masse sur la production du savoir et le commerce des idées.

 

De lui on pourra lire aussi : Le Contrat naturel (François Bourin) et un ouvrage collectif, en collaboration avec Nayla Farouki, Paysages des sciences (Le Pommier).

 

LE FIGARO. Le paysage intellectuel français, vous vous y plaisez ?

 

MICHEL SERRES. Un intellectuel, aujourd’hui, évolue et intervient dans ce qu’on pourrait appeler l’espace public un espace marqué par un caractère démocratique et égalitaire, et qui est un peu copié sur celui que proposent les sciences sociales. Mais je dois vous faire un aveu : les problèmes politiques n’ont jamais été ma tasse de thé. Fait rare dans votre génération, vous échappez au marxisme... J’avais une formation scientifique, je ne pouvais donc pas croire à la pertinence d’une doctrine qui se prétendait scientifique tout en condamnant à loisir la théorie des probabilités, la mécanique quantique, la biologie de Mendel. A l’École normale, l’affaire Lyssenko me paraissait incompréhensible.

 

LE FIGARO - Tout comme la méconnaissance de la science par le marxisme ?

 

MICHEL SERRES - Plus exactement, ce qui me semblait incompréhensible c’était le refus de cette idéologie de prendre acte des avancées des sciences mathématiques, physique et biologie. Mais une autre raison, plus profonde, a expliqué mon écart précoce par rapport à la scène intellectuelle : c’est la théorie de l’engagement. Chez Sartre, l’éthique des « Mains sales » supposait un problème résolu. Sartre disait en substance « je sais parfaitement ce qu’est la société contemporaine, et je le sais tellement bien que je peux en promouvoir les avancées ». Dans l’engagement sartrien, j’ai très vite discerné un prophétisme aveugle, qui fait de l’intellectuel, selon l’expression d’Aron, «un confident de la Providence».

 

LE FIGARO - Alors vous récusez, comme Aron, le savoir du social...

 

MICHEL SERRES - En fait, je n’ai jamais rien récusé. J’ai simplement pris mes distances à l’âge de vingt ans avec une analyse purement idéologique des sociétés modernes, qui m’était, dès les années 60, foncièrement étrangère.

J’avais déjà à cette époque le sentiment que l’information, et non la production, dominait la société.

 

LE FIGARO - Le matérialisme dialectique se dit « scientifique » mais ignore la science ?

 

MICHEL SERRES - Oui, c’est cela. Les marxistes — mais pas seulement eux ! — oubliaient qu’une grande part de la dynamique de la société occidentale entre 1950 et 1965 a tenu essentiellement non à une lutte des classes ou à un hypothétique sens de l’histoire — notions floues et invérifiables — mais aux bonds en avant de la science. Pour le dire d’une formule lapidaire : la société est changée par la science, pas par les cafés. Aujourd’hui, toutefois, les intellectuels ont rompu avec le type d’engagement « savant » de l’âge idéologique... C’est possible.

 

LE FIGARO - Malgré leur mue, les « intellos » sont-ils réellement au fait des révolutions scientifiques qui ont changé la société et l’éthique depuis 1945 ?

 

MICHEL SERRES - Aucun problème social ou éthique nouveau depuis la Seconde Guerre mondiale n’est sans rapport avec les questions posées par les disciplines scientifiques « dures ». La science s’est avérée être un moteur de l’histoire autrement plus puissant que la violence.

 

LE FIGARO - Parlons de votre ouvrage Le Contrat naturel; vous l’avez conçu comme une façon d’être ponctuel au rendez-vous que la science fixe à la pensée ?

 

MICHEL SERRES - Je voulais répondre aux questions inédites concernant notre rapport global au monde. Ce livre a été critiqué par le paysage intellectuel français qui n’a rien compris à l’histoire du droit que j’y ébauchais. On a cru y discerner une justification du fondamentalisme écolo ! En fait, je m’étais aperçu que la philosophie occidentale, depuis Platon jusqu’à nos jours, avait pour but de trouver le lieu commun de la science et du droit. Une question me semblait d’une brûlante actualité : existe-t-il un nouveau sujet de droit, à l’heure où la transformation du réel par nos techniques devient globale ? Le fil rouge de cette interrogation part des thèses que j’ai exposées dans La Communication.

 

LE FIGARO - Le pari de ce livre c’était de dire que nous entrions dans une société de communication, placée sous le signe d’Hermès. Hermès change les conditions du débat ?

 

MICHEL SERRES - Oui, mais au-delà du débat, c’est notre « être au monde » lui-même qui est bouleversé. Il y a une loi fondamentale de la communication : Ésope disait que la langue était la meilleure et la pire des choses. En généralisant, vous vous apercevez tout de suite qu’une bonne autoroute est empruntée parce qu’elle est bonne, mais son succès même la rend encombrée, et elle devient finalement mauvaise. De même, la télévision pourrait être un excellent canal pour l’éducation populaire ou la culture du grand public, et un adolescent de 14 ans y a vu 20 000 meurtres.

 

LE FIGARO - Votre théorème postulant la neutralité des objets techniques vaut-il pour l’Internet, qui introduit la dimension du virtuel dans l’échange culturel ?

 

MICHEL SERRES - Mais qui vous a dit qu’il convient d’opposer la science Internet en l’occurrence et la culture ? Elle a toujours été virtuelle, la culture ! C’est même son domaine propre. Que je sache, Mme Bovary n’a pas beaucoup existé, et je ne vois pas ce que l’arrivée du Web va changer à l’essence virtuelle de la culture.

 

LE FIGARO - Mais tout de même, vous ne communiquez pas de la même manière avec le monde selon que vous êtes devant votre écran de télévision, sur le Web ou sur le terrain !

 

MICHEL SERRES - Au-delà des objections que vous élevez, c’est la construction de la culture contemporaine qui est en jeu. Voici cinquante ans, on tenait pour cultivé un homme qui avait de la profondeur historique, qui savait du grec, un peu d’hébreu, du latin. N’est-il pas aujourd’hui singulièrement inculte celui qui ignore que la terre a quatre milliards d’années, que la vie est née il y a environ trois milliards cinq cents millions d’années ou que le Soleil tourne autour du centre de la galaxie tous les 250 millions d’années ?

 

LE FIGARO - La transmission n’est plus assurée, faut-il partir de là, pour rouvrir un vrai débat ?

 

MICHEL SERRES - Oui, le philosophe est voué à anticiper les pratiques et le savoir de demain. La philosophie anticipe et construit. Dans une complète incertitude du lendemain. C’est notre concept même de la vérité qui est à revoir. Qu’est-ce que la philosophie ? La construction de la maison des générations futures.

 

LE FIGARO - La refonte de la vie intellectuelle suppose de revisiter l’idée de vérité ?

 

MICHEL SERRES - Oui, le problème de la vérité se pose dans un monde où débattent de la science et des techniques, mais où il est rare que la vérité en sorte. Les généticiens le disent: dans un débat sur le clonage thérapeutique, on présente au public une version des problèmes proche de la contre-vérité scientifique.

 

LE FIGARO - Le fait que les débats manquent la vérité, est-ce un retour à une époque où le raisonnement rationnel n’existait pas ?

 

MICHEL SERRES - C’est en effet le fond du problème.

Revenons sur l’origine du concept de vérité. Beaucoup de gens meurent sans rien laisser derrière eux. Et les Grecs avaient matérialisé cette triste évidence en disant qu’aux enfers coulait un fleuve qui s’appelait le Léthé (« l’Oubli ») : quand on le passait, plus personne ne se souvenait de vous. Mais il y avait, exceptionnellement, des personnes qui revenaient de l’autre rive, tels Achille et Ulysse. Un mot en grec, aletheïa, désignait le trajet de ce retour, de ce retour sur oubli, et ce mot, par extension, désignait la vérité. Or seuls les conteurs peuvent redonner vie aux morts en les tirant de l’oubli : Homère chantant la gloire d’Achille le guerrier ou d’Ulysse le marin les maintient en-deçà de la rive de l’oubli, dans l’actualité de la mémoire. Le concept de vérité est donc indissociable de celui de gloire.

 

LE FIGARO - Quand la philosophie prend la parole, tout change ?

 

MICHEL SERRES - Les premiers philosophes grecs tentent de dissocier la vérité de la gloire. Pour eux, le vrai sort de l’évidence ou de la démonstration. Ils ont fait école puisqu’en Occident nous avons vécu jusqu’à récemment sur l’idée que la vérité est irréductible à la gloire. Aujourd’hui s’amorce le retour aux temps homériques : la vérité est de nouveau diluée dans la gloire, c’est-à-dire dans la prolifération incessante d’un discours publicitaire. Ce qu’on dit sur les résidus nucléaires ou sur les OGM dans les débats publics est globalement faux. La gloire a pris la place de la vérité. Il faut accepter cet état de fait, mais inventer aussi une culture nouvelle au terme de laquelle la vérité resurgira, en dialogue permanent avec cette tentation glorieuse.

 

LE FIGARO - Le divorce de la science devenue quasi inintelligible sauf aux initiés et du discours humaniste réduit au pré carré des sciences sociales n’explique-t-il pas l’irréalité de certains débats ?

 

MICHEL SERRES - La césure des « sciences » et des « lettres » explique le recul de la compréhension des choses dans le monde moderne, ainsi que le triomphe du faux-semblant. La science poursuit son travail, mais elle est si mal vulgarisée qu’elle perd même aujourd’hui une partie de son crédit. J’ai fait une conférence récente au Syndicat des fruits et légumes du Lot-et-Garonne sur les OGM. Tout le monde a compris, bien que le sujet fût nouveau et vraiment difficile.

 

LE FIGARO - Les savoirs contemporains se cherchant des passeurs, plaidez-vous pour un nouvel encyclopédisme ?

 

MICHEL SERRES - Base indispensable et nécessaire de toute philosophie, d’Aristote à Diderot, l’encyclopédie s’impose d’autant plus aujourd’hui que nous courons tous après la gloire. Le concept d’encyclopédie contemporaine me paraît sous-tendu par le grand récit de l’univers que la science propose. Et, là aussi, les techniques modernes de communication nous donnent une chance de lui donner forme. Mais tout dépend de la façon dont on les utilise. Au moment même où chacun a sa console, construire la Grande Bibliothèque comme entassement de livres dans un espace centralisé est une erreur gigantesque. Avec le Web, on peut se procurer n’importe quel livre de chez soi, fût-il à Sydney ou Ouagadougou. Un nouvel humanisme universel se fait jour, un peu comme à la Renaissance.

 

Propos recueillis par Alexis LACROIX

Copyright © FA. 2000.

 

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