Au
nom de l'intégration, la République aime célébrer
les Zidane, les Adjani, les quelques enfants d'immigrés parvenus
à la gloire, et préfère se voiler la face devant les
injustices dont souffrent quotidiennement la plupart des étrangers et
des Français qui ne sont pas « de souche ». Aujourd'hui,
grâce au combat de nombreuses associations, de SOS-Racisme, du Mrap, de
la Licra, de la Ligue des Droits de l'Homme, on commence à entendre la
voix de ceux dont le faciès dérange, mais qui veulent, parce que
c'est leur droit, réussir à l'école, travailler en paix,
se loger décemment et ne plus subir régulièrement les
contrôles policiers.
Après
les municipales, Elisabeth Guigou présentera en deuxième lecture,
à l'Assemblée nationale, la loi sur les discriminations à
l'embauche que Martine Aubry, alors ministre de l'Emploi, avait fait adopter
à l'automne. Une première, qu'applaudissent tous ceux qui sur le
terrain luttent contre l'inégalité et l'injustice. « C'est
un véritable tournant, affirme Mouloud Aounit, le secrétaire
général du Mrap. Mais attention aux désillusions, si des
réponses concrètes ne sont pas rapidement apportées.
» En attendant, voici l'état des lieux d'une France à deux
vitesses.
Au
collège
Sylvie,
49 ans, est enseignante. Son mari, 50 ans, dirige une association. Leur fille,
Annie, 12 ans, en cinquième, est une brillante élève : 16
de moyenne dans toutes les matières. Dans ce collège du quartier
de Château-Rouge, dans le 18e arrondissement, loin du Montmartre chic,
Annie est une exception. « Elle s'en sortira, affirme sa mère,
elle veut être vétérinaire. Nous sommes là pour
l'aider. Mais les autres gosses du collège sont condamnés. Ils
bossent à six dans un deux-pièces. Ici, le soutien scolaire est
insuffisant, la bibliothèque rudimentaire. » Dans cet
établissement, trois élèves seulement sont «
français de souche », comme Annie. Les autres, tous les autres,
sont d'origine maghrébine ou africaine. « Pour éviter d'y
mettre leurs enfants, explique Sylvie, beaucoup de parents du quartier tentent
d'obtenir des dérogations, ou déménagent, ou choisissent
le privé. »
En
France, la discrimination raciale commence au collège. Selon deux
experts de l'Insee et de la Direction de l'Evaluation et de la Prospective,
Louis-André Vallet et Jean-Paul Caille, les élèves
étrangers parviennent moins fréquemment que les Français
en quatrième générale sans avoir redoublé la
sixième. Après quatre années de scolarité dans le
secondaire, ils sont également moins nombreux à se voir proposer
une orientation en seconde générale ou en technologie. C'est la
conséquence, pensera-t-on, de leur situation familiale, du fait qu'ils
appartiennent à des milieux défavorisés ? Oui, selon ces
deux chercheurs, puisque à situation familiale et sociale égale
les élèves étrangers ou issus de l'immigration
réussissent aussi bien, voire mieux, que les élèves
français.
Parler
de discrimination raciale dès le collège serait donc
exagéré ? « Pas du tout », rétorque Jean-Paul
Payet, sociologue à l'université de Lyon-II (1). Ce chercheur,
qui ne conteste pas le sérieux de ses deux confrères mais leur
méthode -, selon lui, ils mesurent des moyennes et gomment les
disparités entre les établissements - est, lui, allé sur
le terrain. Pendant un an, il a interrogé, écouté, consulté
les élèves, leurs parents et les enseignants de deux
établissements d'une banlieue populaire. Qu'a-t-il constaté ?
Dans ces collèges, dès la sixième, les
élèves français et ceux issus de l'immigration ne
connaissent pas du tout le même sort. Des exemples ? A niveau
égal, les jeunes filles françaises se retrouvent dans des classes
de bon niveau. Les filles et plus encore les garçons d'origine
maghrébine, eux, peuplent le plus souvent les « mauvaises classes
».
«
Cette fabrication de filières a des effets désastreux sur
l'identité des jeunes issus de l'immigration, explique Payet. Les
enfants intègrent l'idée qu'ils sont mauvais. Ils étaient
fiers d'être à l'école, ils finissent par la rejeter, car
ils ont un réel sentiment d'injustice. » Comment en est-on
arrivé là ? « Les parents français refusent que
leurs enfants soient mélangés avec les enfants des quartiers. Et
les enseignants veulent de bonnes classes. » Résultat : le chef
d'établissement s'exécute. C'est ainsi, pour reprendre
l'expression du chercheur, que « le marché scolaire se fait
».
Ce
n'est pas tout. Dans les académies de Lyon et de Montpellier, des
inspecteurs de l'Education nationale ont voulu mettre leur nez dans la pratique
des stages en entreprise, obligatoires pour les élèves qui veulent
obtenir un CAP ou un BEP. Et dans le rapport confidentiel qu'ils ont remis au
ministre délégué à l'Enseignement professionnel,
Jean-Luc Mélenchon, ils n'hésitent pas à parler de la
« xénophobie » des patrons de PME ! C'est à
l'élève de rechercher son stage. S'il est d'origine
maghrébine, que s'entend-il répondre très souvent au
téléphone ? « Nous voulons des bleu-blanc-rouge »,
« Notre clientèle ne vous supporterait pas », ou encore :
« Nos employés réagiraient mal. » Résultat :
les enseignants placent dans des entreprises qu'ils connaissent.
Problème : ces stages-là ne correspondent pas, la plupart du
temps, à la formation des enfants. D'où leur inutilité.
(1)
Auteur de « Collèges de banlieue. Ethnographie d'un monde scolaire
», Armand Colin,1997.
A
l'embauche
Quand
elle découvre dans un journal de l'Yonne une petite annonce proposant
deux emplois d'hôtesse de vente, Aïcha, 25 ans, décroche
aussitôt son téléphone. A l'autre bout du fil, une femme
lui demande son nom de famille. Evidemment, sa consonance est
maghrébine. « Ces emplois sont déjà pourvus »,
lui répond-on. Aïcha, étonnée, sollicite Nadine, une
amie. Cinq minutes plus tard, celle-ci appelle et obtient sur-le-champ un
entretien.
Moussa
Slomani, lui, est las des petits boulots. Un jour, à la
télévision, ce Français de 31 ans issu de l'immigration
tombe sur une pub de la SNCF qui propose 2 500 emplois, d'agents d'entretien
notamment. Chaudronnier, il adresse un CV complet à la direction de
l'entreprise publique de Bretagne, où il réside. Il
précise même qu'il est atteint d'un léger handicap, des
problèmes de dos. Réponse négative. Moussa retourne
à l'ANPE, et regarde un jeune homme qui, près de lui, remplit des
papiers pour la même annonce. Le jeune homme se prénomme David. De
retour chez lui, Moussa reprend son CV, change son prénom, s'appelle
David, et renvoie le tout à la SNCF. Deux jours plus tard, il
reçoit une demande de complément d'informations, suivie d'un
courrier avec plusieurs propositions. Moussa n'a pas voulu continuer la supercherie.
Il est au chômage. Brisé. « On se demande pourquoi les
jeunes d'origine étrangère cassent ! C'est logique, ils ne
peuvent pas travailler ! »
Impossible
de mesurer la discrimination raciale à l'embauche. Bien sûr, il y
a des offres d'emplois exemplaires, si l'on peut dire. Comme celles
repérées en Alsace, dans le cadre d'un plan local d'insertion :
« 15 caissières, 10 conseillers de vente, 15 employé(e)s.
Magasin de jouets. Profils : jeunes, moins de 30 ans, bleu-blanc-rouge ».
Ou encore : « Pour bac pro bureautique, polyvalent, pas typé.
» « Les chefs d'entreprise qui ne veulent pas de jeunes d'origine
étrangère sont souvent plus subtils, explique Me Didier Seban,
avocat du Mrap. Quand les candidats se présentent et qu'ils les
refusent, ils affirment qu'ils ne sont pas racistes mais que leurs clients ne
supporteraient pas la présence d'immigrés. » Ce type
d'excuse s'emploie parfois après l'embauche.
Comme
ce pharmacien de Solesmes, dans le Nord, condamné à trois mois de
prison avec sursis et à une amende de 30 000 francs. Il avait, par
courrier, informé un jeune homme d'origine marocaine que « sa
clientèle ne semblait pas apprécier ses origines
étrangères », après une période d'essai de
deux heures seulement. Le jeune homme s'était immédiatement adressé
au Mrap.
Quelques
chiffres pourtant. Début 1999, selon l'Insee - qui distingue les
Français et les étrangers mais n'étudie pas le cas des
Français issus de l'immigration - 23% des étrangers
étaient au chômage, contre 11% des Français. Michèle
Tribalat, chercheuse à l'Ined (Institut national d'Etudes
démographiques), chiffre à 31% le taux de chômage chez les
jeunes Français d'origine algérienne âgés de 20
à 29 ans, contre 15% pour l'ensemble des jeunes hommes de cette classe
d'âge : et 34% des garçons d'origine algérienne qui ont le
bac, voire plus, n'ont pas d'emploi, contre 9% des jeunes hommes sur la France
entière ! Dans un livre pamphlet contre l'administration (1), sous le
pseudonyme de Jean Faber, un haut fonctionnaire constate que dans une ville de
Franche-Comté, dans une promotion de BTS, tous les « Blancs
» ont trouvé un emploi en un an, mais pas un seul «
immigré ».
Dans
ce grand marché de la discrimination, les entreprises publiques
jouent-elles le jeu de l'égalité républicaine ? Dans la
plupart d'entre elles, les emplois sont interdits aux étrangers (voir
encadré p. 16). Quand on interroge la SNCF sur le cas de Moussa - en
parlant simplement de discrimination à l'embauche -, un porte-parole
répond : « Nous rappelons régulièrement à nos
directions régionales qu'elles doivent traiter de la même
manière les Français de souche et les Français issus de
l'immigration. » « Les entreprises publiques ont encore le
réflexe de la préférence nationale, ou plutôt
familiale », précise Luc Gruson, directeur de l'Adri (Agence pour
le Développement des Relations interculturelles). Les parents aussi :
Gruson cite l'exemple du responsable des tramways de Toulouse, qui voulait
réserver des jobs d'été aux jeunes des quartiers pour
pouvoir ensuite les embaucher. Levée de boucliers immédiate
à l'intérieur de l'entreprise, sur le thème : « Ces
jobs, ce sont nos enfants qui doivent les avoir ! »
Quant
à l'ANPE, son rôle est plus complexe. Certes il n'est pas si loin
le temps où Michel Bon, le directeur général de l'agence,
évoquant le cas des caissières de Carrefour, dont il fut le PDG,
osait déclarer publiquement : « Ce que cherchait l'employeur,
c'était que le client puisse se sentir de plain-pied avec elles. (...)
Malheureusement, il y a des gens avec lesquels on a du mal à se sentir
de plain-pied. C'est quoi : les étrangers, et plus la couleur est
foncée, plus on a du mal à se sentir de plain-pied. » A
l'époque, c'était en 1995, le patron de l'ANPE, poursuivi par le
Mrap, avait été relaxé. Aujourd'hui, la direction de
l'ANPE a pris ce problème à bras-le-corps. « Les
instructions de l'ANPE sont globalement claires », déclare Rubens
Bardagi, secrétaire national CGT de l'agence. La direction a
diffusé à toutes ses antennes une cassette vidéo qui
explique aux agents quel comportement ils doivent adopter en cas d'annonce
ambiguë : rappeler à l'employeur que son offre est illégale.
Elle a demandé au Fastif (Fonds d'Action sociale pour les Travailleurs
immigrés et leurs familles) de former une partie de ses emplois-jeunes
aux problèmes de la discrimination. Ravie du résultat, elle
envisage de donner la même formation à tous ses employés.
Seulement
voilà. Olivier Noël, chercheur à l'Iscra (Institut social et
coopératif de Recherche appliquée), travaille depuis dix ans sur
les discriminations raciales à l'ANPE et dans les missions locales pour
l'emploi, à Montbéliard, Nîmes, Perpignan notamment. Au
départ, il souhaitait former les agents de ces administrations à
la lutte contre la discrimination. A l'arrivée ? « Ils justifiaient
tous leurs pratiques discriminatoires par les exigences de la clientèle,
c'est-à-dire les entreprises qu'ils devaient conquérir.
Après une lente et douloureuse prise de conscience sur le terrain, ils
ont envie de changer. Ce n'est pas le cas des corps intermédiaires.
» « Cette structure est écartelée entre deux
logiques, explique Nourredine Boubaker, directeur de la Formation et de
l'Emploi au Fastif : d'un côté les valeurs éthiques, de
l'autre la nécessité de faire du chiffre, de garder les entreprises.
Ils ont tendance, bien que déchirés, à privilégier
l'efficacité, à aller au plus simple. » Ce que confirme
Rubens Bardagi, notre cégétiste de l'ANPE : « Nous sommes
pris dans une contradiction terrible : la direction nous demande d'avoir
à la fois le plus de clients possible et des comportements impeccables.
Et pour nous encourager à faire du chiffre, nous avons des primes
d'intéressement collectif indexées sur des objectifs
d'activité ! »
La
loi de Martine Aubry contre les discriminations raciales à l'embauche,
qui sera défendue en deuxième lecture à l'Assemblée
nationale par Elisabeth Guigou après les municipales, permettra-t-elle
d'en finir avec l'ensemble de ces pratiques ? Jusque-là, le plaignant
devait apporter la preuve de la discrimination. Dorénavant, il suffira
de présenter « des éléments de fait ».
L'employeur, lui, devra prouver qu'il ne fait pas de discrimination, et cela
avec des éléments objectifs. Enfin, les syndicats pourront se substituer
à la victime et agir en justice. Commentaire de Philippe Bataille (2),
chercheur au Cadis (Centre d'Analyse et d'Intervention sociologiques), qui a
longtemps travaillé avec la CFDT sur la discrimination à
l'intérieur de l'entreprise : « C'est un point de non-retour. A
condition que les victimes aient accès à leurs droits. Sinon, il
faudra créer une commission indépendante où tous les types
de discriminations seront examinés. »
(1)
« Les Indésirables, l'intégration à la
française », Grasset, 2000.
(2)
Auteur du « Racisme au travail », La Découverte, 1999.
Au
travail
Tous
ces tableaux, dira-t-on, sont délibérément pessimistes.
Que faites-vous des Zidane ou des Jamel Debbouze ? Sans parler de ces jeunes
beurs qui ont créé leur start-up ? Réponse de Nourredine
Boubaker : « Bien sûr, il y a des beurs qui réussissent !
Mais c'est l'arbre qui cache la forêt. Il s'agit d'une infime
minorité. Avancer ce type d'argument permet aujourd'hui de baisser la
garde, alors que la lutte contre la discrimination raciale massive est plus que
jamais nécessaire. D'autant que lorsqu'ils accèdent à
l'emploi les jeunes subissent encore des discriminations. » Des preuves ?
50% de ceux qui ont un bac + 4 en poche occupent des postes destinés aux
bac + 1. Selon l'Insee, au début 2000, le nombre d'ouvriers
étrangers avait diminué, mais ils étaient encore 56%
à travailler au bas de l'échelle. Certes, le tertiaire emploie
aujourd'hui la majorité des salariés étrangers. Mais que
font-ils la plupart du temps ? Femmes et hommes de ménage chez les
particuliers et les entreprises, ou laveurs de vaisselle dans
l'hôtellerie et la restauration.
Très
souvent, d'ailleurs, les jeunes concernés tiennent compte dès le
départ de cette discrimination. Un exemple ? A Montbéliard,
Olivier Noël a constaté que les jeunes filles issues de l'immigration
s'interdisent de postuler à des postes de caissières. Et
préfèrent devenir employées... « Les employeurs
n'hésitent pas à exiger d'eux plus d'efforts que de leurs autres
salariés. Ils savent en outre que ces jeunes accepteront plus facilement
d'être moins payés », précise Boubaker. Logique : ils
battent tous les records de missions d'intérim ou de contrats à
durée déterminée. Quand ils ont un job, ils tiennent
à le garder.
Une
fois embauché, il faut parfois subir le racisme à
l'intérieur de l'entreprise. Comme cette jeune femme, employée
dans un restaurant de la région parisienne, qui se fait
régulièrement traiter de « sale bougnoule » par son
patron. Lequel lui a ordonné de manger pendant la période du
ramadan. Autre exemple ? Cette Camerounaise de 30 ans employée dans une
grande parfumerie puis mutée dans une succursale et finalement
licenciée parce que, selon son patron, « deux Noires dans un
magasin, c'est néfaste ». SOS-Racisme, le Mrap, la Ligue des Droits
de l'Homme, la Licra ne cessent de se battre contre ces discriminations. Les
syndicats ? La CGT et la CFDT s'en sont emparées, au niveau national.
Commentaire de Michel Caron, secrétaire national de la CFDT : « La
bataille est gagnée au sein de notre organisation. Mais dans les
entreprises, le combat est permanent. Les graffitis racistes dans les
toilettes, ce n'est pas le patron qui les peint ! »
L'accès
au logement
Ce
jeudi 11 janvier, Hermann Ebongue, un étudiant en informatique,
bénévole à SOS-Racisme, reçoit une plainte de
Mohamed, étudiant lui aussi. Le matin même, Mohamed a
téléphoné à la propriétaire d'un studio, qui
vient de publier une annonce dans « De particulier à particulier
». Il appelle et s'entend répondre : « Vous êtes
d'origine française ? » « Je suis français issu de la
deuxième génération », répond-il. « La
studette est déjà prise », répond la
propriétaire. Mohamed renonce. Mais Hermann Ebongue, Camerounais
d'origine, téléphone à son tour. Dès qu'il donne
son nom, avec son léger accent africain, il obtient la même
réponse. Hermann demande alors à son ami Christian Martin de
passer un coup de fil. Après avoir assuré qu'il était
français, d'origine française, né à Paris, la
propriétaire lui propose de venir visiter la studette le lundi suivant.
Mohamed
Ould, lui, n'en revient toujours pas. En 1998, ce pâtissier de 32 ans
fait une demande de logement HLM dans la banlieue parisienne. Avec son
épouse, Salina, une aide-ménagère de 23 ans, ils
envisagent un jour d'avoir un enfant. Impossible, à trois, de continuer
à vivre dans leur studio de 22 m2 situé dans un
rez-de-chaussée humide. Il sait que les procédures sont longues,
il s'y prend donc tôt. En octobre dernier, il reçoit une
proposition de la préfecture : un 55 m2 dans le quartier mais dans un
HLM neuf. Le jeune couple le visite, l'appartement leur plaît. «
Nous le prenons », disent-ils à la préfecture. Mohamed
donne son congé... avant de se voir refuser l'appartement par la
société de HLM. Motif : « Taux d'effort insuffisant.
» Traduisez : « Vous ne gagnez pas assez d'argent. » Mohamed
ne comprend pas : « Pour mon studio, je paie un loyer de 2 350 francs par
mois. Le nouvel appartement m'aurait coûté 2 514 francs, 164
francs de plus. Salina et moi, nous gagnons 10 000 francs net par mois. »
Son employeur a témoigné de ses qualités devant la
société HLM. En vain. Bon enfant, le propriétaire de
Mohamed lui a annulé son congé. Mohamed et Salina vivent toujours
dans leur studio. Ils attendent un enfant pour avril.
«
Toutes les statistiques dont nous disposons prouvent qu'il y a ségrégation,
accuse Patrick Simon, de l'Ined. Qu'il s'agisse des propriétaires
privés ou du parc social. » Ce chercheur ne nie pas les
problèmes posés par les familles issues de l'immigration : niveau
des revenus, taille des familles, querelles de voisinage. « Mais la
plupart du temps, les propriétaires anticipent les risques. Ceux
liés, notamment, au paiement des loyers. Ils ont tort : les
impayés sont plus fréquents chez les ménages
français. Les travailleurs immigrés respectent les règles,
ils ont peur de se mettre hors la loi. » Résultat, selon le
chercheur : au début des années 90, 15% des immigrés
occupent des logements insalubres (sans toilettes ni salle de bains dans le
parc privé, immeubles très mal entretenus et parties communes
dégradées pour les logements HLM). Avec, entre eux, d'importantes
disparités : ce taux descend à 12% pour les travailleurs
espagnols et portugais, grimpe à 20% pour les Algériens. En
moyenne, 18% des logements sont surpeuplés en France. Mais ce chiffre
passe à plus de 40% pour les appartements occupés par les
Maghrébins, les Africains et les Turcs.
Des
chiffres encore ? Selon l'Insee, les ménages immigrés sont
concentrés dans le parc ancien : les trois quarts d'entre eux vivent
dans des immeubles construits avant 1975. Et 28% des ménages d'origine
étrangère qui désirent un HLM ont déposé
leur demande depuis trois ans au moins, environ deux fois plus longtemps que
pour l'ensemble de la population en attente !
Ces
chiffres témoignent-ils de la volonté des offices et des maires,
de droite ou de gauche, qui ont un pouvoir important dans les commissions
d'attribution de logements, d'évincer les familles immigrées des
centres-villes et de renforcer ainsi leur ghettoïsation ? Samuel Thomas,
le vice-président de SOS-Racisme, en est convaincu. La preuve ? A Metz,
SOS a fait constater par huissier que les 12 000 locataires de l'office HLM de
la ville étaient fichés selon leur pays d'origine. Dans la ZUP de
Borny, toujours à Metz, où les HLM sont très anciens et
dégradés, 70% des habitants de l'office viennent de pays d'Europe
orientale. Dans le centre-ville, où les immeubles sont beaucoup plus
récents, ils ne sont que 2,5%. SOS a déposé une plainte.
Elle a été classée sans suite. « L'office n'utilise
plus ce fichier, répond, choquée, Dominique Dujols, directrice
des Relations institutionnelles et de Partenariat à l'Union nationale
des Fédérations d'Organismes d'HLM. Discriminer n'est pas dans
notre culture ! Pour éviter que se constituent des fichiers, nous avons
adressé une circulaire très ferme à tous les offices. On
oublie de dire qu'en Ile-de-France, le parc privé, ce ne sont que des
marchands de sommeil. Nous, on nous demande d'assurer, en plus, la
mixité sociale ! »
Ah,
la mixité ! Cette louable volonté des gouvernements de gauche de
mélanger à nouveau les populations, mais qui, pour l'instant, est
un échec. Ce que ne nie pas un haut fonctionnaire proche de ce dossier,
avant de lâcher : « Nous n'y renoncerons pas. Si on lâche sur
ça, on lâche sur tout.» Claude Bartolone, ministre délégué
à la Ville, dont on connaît l'obstination dans la lutte contre la
discrimination, a fait inscrire noir sur blanc cet objectif, avec obligation de
résultat, dans tous les contrats de ville conclus avec l'Etat. Trop tard
?
Avec
la police
Comme
tous les jeudis, Sherifa, 44 ans, attend son train de banlieue avec sa fille
Mona, 8 ans, qui consulte un médecin à Paris. Sherifa,
handicapée, dispose d'une carte Améthyste. Le train arrive et
Mona, partie chercher un journal, court, et monte sans composter son billet, de
peur de louper son train. « Ce n'est pas grave, lui dit sa mère,
nous irons voir le contrôleur. » Elles s'installent et, justement,
la contrôleuse passe. Elle constate que le billet n'est pas
composté mais n'inflige pas une amende. Non, ce qu'elle veut en guise de
représailles, c'est confisquer la carte Améthyste de Sherifa.
« Vous n'avez pas le droit de me la prendre, s'exclame la voyageuse. Mais
je veux bien payer une amende. » La contrôleuse persiste. Sherifa
aussi. « Puisque c'est comme ça, menace l'agent, je vais appeler
la police. Elle vous cueillera à votre arrivée ! »
A
la descente du train, les policiers sont là. Ils discutent un moment
avec la contrôleuse, puis l'un d'entre eux demande à nouveau cette
fichue carte. Sherifa, sûre de ses droits, refuse, répète
qu'elle veut payer une amende. « Bon, lui lance un policier, on vous
emmène au commissariat. » Mona suit, évidemment. Là,
tétanisée par la peur, Sherifa voit l'un des policiers jeter son
sac à terre, avant de la plaquer au sol et de la rouer de coups. Mona
assiste à la scène, affolée. Sherifa, ensanglantée,
demande à voir un médecin. « D'accord, on te laisse partir,
dit un policier. A une condition : que tu ne parles à personne de ce qui
s'est passé ici. » Sherifa a séjourné une
journée à l'Hôtel-Dieu, écopé de deux jours
d'arrêt de travail. Depuis, quand sa mère est absente, Mona se
barricade en plaçant des chaises derrière les portes. La peur de
voir revenir les policiers.
«
Ce cas est représentatif de tout ce que nous ne voulons plus voir
», explique-t-on au cabinet de Daniel Vaillant. Et de citer, entre
autres, la mise en place en juin 2000 de la Commission nationale de
Déontologie de la Sécurité, cette instance
présidée par Pierre Truche, l'ancien président de la Cour
de Cassation, indépendante du ministère de l'Intérieur.
Cette commission peut être saisie par les parlementaires des «
dérapages » de policiers ou de toute autre personne chargée
d'assurer la sécurité. Quels sont ses pouvoirs ? L'investigation,
l'audition, bref, l'enquête. Celle-ci achevée, la commission
demande aux ministres concernés de sanctionner les fautifs.
Louable.
Mais dans les mentalités, la discrimination raciale a la vie dure. A la
demande du maire d'une grande ville française, la chercheuse Maria do
ceu Cunha s'est penchée sur la mise en place dans cette ville d'une
police de proximité. Elle est tombée très vite sur la
question de la discrimination, en réunissant un groupe composé de
policiers issus de la police nationale et de la police municipale, et de jeunes
Maghrébins. Que disaient les jeunes issus de l'immigration ? Les
contrôles systématiques « font monter la rage dans les
quartiers. On contrôle leur couleur, c'est une humiliation volontaire
». Que répondaient sincèrement les gardiens de la paix ?
« Nous ne comprenons pas, nous ne sommes pas racistes. C'est vrai qu'il y
a des jeunes des quartiers qui posent problème. Et puis, on est
là pour faire du chiffre. » Commentaire de la chercheuse : «
Certains policiers vivent des situations horribles et ils font subir aux jeunes
des situations atroces. »
Dans
les boîtes de nuit
Quand
elle se présente aux portes de cette discothèque parisienne, le
31 décembre, avec une dizaine d'amis, Hélène n'a pas de
souci. Elle a réservé il y a longtemps pour être sûre
de fêter l'arrivée du troisième millénaire avec ses
copains. Las. Le videur leur refuse l'entrée et les rembourse. Sans
aucune explication. Quelques minutes plus tard, quatre personnes se
présentent sans réservation. On leur ouvre les portes sans problème.
On les referme ensuite quand quatre jeunes gens de couleur se présentent
à leur tour. Hélène comprend : parmi ses amis, six sont
d'origine étrangère. Elle écrira au propriétaire de
l'établissement pour protester contre cette discrimination. Elle n'a pas
reçu de réponse.
Rachel
a vécu la même expérience à Thionville. Un samedi
soir, elle se présente avec quatre amis maghrébins à
l'entrée d'une discothèque. Le videur explique aux quatre jeunes
Maghrébins qu'ils ne sont pas des habitués, et il les refoule.
Rachel écrira elle aussi au gérant de l'établissement. En
vain.
Des
histoires de discrimination raciale dans les boîtes de nuit, Malek
Boutih, le président de SOS-Racisme, en raconte à la pelle.
Depuis 1998, son association organise plusieurs nuits de « testing
» par an. Accompagné d'un huissier, un groupe de jeunes, dont
certains de couleur, se présente devant une boîte de nuit, dans
plusieurs villes de France. Le plus souvent, les jeunes de couleur ne peuvent pénétrer.
« C'est pour mettre le phare sur la face la plus visible de la
discrimination raciale », explique Malek Boutih. SOS multiplie les
plaintes, et commence à obtenir des condamnations.
Cet
été, Jean-Pierre Chevènement, Marie-George Buffet et
Michèle Demessine ont signé avec les représentants des
métiers de l'hôtellerie une convention nationale contre la
discrimination raciale à l'entrée des discothèques. SOS a
boycotté cette initiative, parce que cette discrimination est
déjà illégale. Depuis, l'association continue ses «
testings ». En septembre dernier, la Cour de Cassation a validé
cette pratique.
MARTINE
GILSON
Nouvel
Observateur - N°1892 Semaine
du 08 février 2001
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