L'héritage de la Grèce antique

L'Express du 19/07/2001

 

Nous lui devons tout

par Christian Makarian et Yves Stavridès

 

Elle a inventé le débat démocratique et la citoyenneté, le droit écrit et l'art du discours, les maths pures et les sciences humaines, la tragédie et la comédie de mœurs, le nu et l'amour platonique, le sport professionnel et l'éthique médicale... Plongée dans une civilisation vieille de vingt-cinq siècles qui nous parle plus que jamais

 

Athènes 2004! Le décompte a commencé. A trois ans des Jeux olympiques, les brochures touristiques ramènent à nos bons souvenirs la Grèce éternelle, ainsi qu'une moisson de livres savants, de la somme de Maurice Sartre - dix ans de travail - sur l'Histoire du Levant antique, d'Alexandre à Zénobie au monument que constitue la traduction en français de la Bible grecque d'Alexandrie, la Septante, par l'helléniste Marguerite Harl. Ajoutons à cela les rééditions capitales de La Loi dans la pensée grecque des origines à Aristote, de Jacqueline de Romilly, et des Origines de la pensée grecque, de Jean-Pierre Vernant. Ou encore, pour se distraire, la parution du Dictionnaire amoureux de la Grèce, de Jacques Lacarrière. Bref, pour ces millions de vacanciers qui se précipitent vers le «pays de la mer», comme pour ceux qui voyagent par les livres, la question est posée. Y aurait-il donc une actualité grecque? Il faut croire.

 

«La pensée grecque vole vers nous

et elle n'a pas fini de nous atteindre...»

 

Dans ses Mémoires de la Méditerranée, Fernand Braudel constate qu'il y a deux façons de voir cette Grèce éternelle. La première consiste à lui tourner le dos: «C'est un autre monde que le nôtre. Toute confusion entre la civilisation occidentale actuelle et celle de la Grèce antique est un jeu de théâtre à la Giraudoux.» Qu'avons-nous donc en commun avec ces Grecs polythéistes délirants, en guerre perpétuelle avec leurs voisins, adeptes de l'esclavage et de la femme réduite au rang des gens de maison? A priori pas grand-chose - et même rien. Alors? Alors, nous adopterons la seconde approche: «La pensée grecque vole vers nous et elle n'a pas fini de nous atteindre... C'est bien la science, la raison, l'orgueil de notre esprit qui nous rattachent à elle.» D'où surgit la question braudélienne: «Le "miracle grec'', chez nous, hommes d'Occident, ne vient-il pas de la nécessité où se trouve toute civilisation vivante, tout groupe humain, de se choisir des origines, de s'inventer des parents à son goût?» En résumé, l'actualité de la Grèce antique, c'est nous. Mine de rien, chaque citoyen moderne porte en lui un morceau de cette civilisation inoxydable.

 

Que lui doit-on vraiment? Que nous a-t-elle légué? En clair, quelle est notre dette? Perpétuelle, si l'on aborde la politique, le droit, la démocratie. Majeure, si l'on envisage l'écriture, l'humanisme, les arts. Enorme, si l'on parle de théorie, de raisonnement, d'éthique. Allons voir ça.

Entre le VIIe et le IIe siècle avant notre ère, le monde n'est qu'un chaudron religieux: en Chine, le confucianisme; en Inde, le bouddhisme; en Iran, le zoroastrisme; en Judée, le prophétisme juif. Et en Grèce? La quête de la Vérité.

 

Soit tout à fait autre chose. «Ce n'est pas au sein même de la sphère religieuse que les changements se manifestent, note Jean-Pierre Vernant. C'est à côté et en dehors de la religion, parfois en opposition ouverte avec certaines des croyances ou des pratiques officielles, que s'institue une forme de pensée dont l'ambition est d'accéder au vrai par une recherche personnelle, de caractère cumulatif, chacun réfutant ses prédécesseurs en leur opposant des arguments qui pourront, de par leur nature rationnelle, prêter eux-mêmes à discussion.»

Certes, ces Grecs ont alors des dieux au-dessus de la tête, et même une flopée. Tous très agités. En tête, le Grand Taulier: Zeus, fornicateur, caractériel, vachard, mais protecteur. Derrière, il y a toute cette mythologie qui court dans la Théogonie d'Hésiode ou à travers L'Iliade d'Homère. Anthropomorphisme grandiose qui transpose dans les nuées - avec quelques petits allers-retours sur terre - tous les vices, toutes les crampes, toutes les grandeurs de l'espèce humaine.

 

Il y en a pour tout le monde. A l'origine, Ouranos (le Ciel) pénètre Gaia (la Terre) et reste en elle. Il empêche ainsi sa progéniture (Titans, Titanes, Cyclopes et monstres à cent bras) de sortir du ventre de la maman, si bien que les ténèbres règnent partout. Jusqu'au jour où le plus jeune des Titans, «Cronos aux pensées fourbes», armé d'une serpe par Gaia, coupe, de l'intérieur des entrailles maternelles, les couilles d'Ouranos. Dans un hurlement de douleur compréhensible, le Ciel et la Terre se séparent: le monde naît. Cronos va faire une brillante carrière; il s'unit à Rhéa et, en bon parricide, se méfie de ses propres enfants qu'il dévore tout cru. Sauf le petit dernier, Zeus, qui échappe à l'ogre grâce à la ruse de Rhéa: elle emmaillote une pierre - et Cronos se tape la pierre! Zeus grandit ensuite en Crète, sur les pentes du mont Ida. Un beau matin, il fournit à sa mère Rhéa un vomitif efficace qu'elle fait boire à l'affreux Cronos. Lequel régurgite impeccablement, du plus jeune au plus ancien, tous les frères et soeurs de Zeus, tous les dieux et déesses.

 

Dans un torrent glaireux, voilà l'irruption du panthéon grec. Création tellement déraisonnable qu'elle offre à la raison un terrain vierge. Soyons mécréant et anachronique: en 2001, un savant juif ou chrétien est-il arrêté dans ses investigations par l'épisode d'Adam et Eve? C'est en tout cas dans ce contexte mythologique encombré - accepté et vénéré par toute la société - que les Grecs vont se mettre à réfléchir, à discuter, à argumenter.

 

«Les grecs n'ont pas inventé la cité, mais ils ont inventé la politique»

 

Dans quel cadre? La polis, cette cité-Etat qui englobe une ville et ses campagnes. Non que les Grecs, loin s'en faut, l'aient inventée. Sumériens, Mésopotamiens ou Assyriens l'avaient fait bien avant eux. Leurs voisins crétois, auxquels ils ont tant emprunté, étaient eux aussi urbanisés, et plutôt joliment. Mais, avec la polis grecque, on assiste carrément à autre chose. Comme le résume Maurice Sartre: «Les Grecs n'ont pas inventé la cité, mais ils sont les premiers à réfléchir sur la nature du politique. Ils n'ont pas inventé la polis, mais ils ont inventé la politique: c'est-à-dire l'homme se prenant lui-même en charge.»

 

Tandis que Mycènes, cité dominante entre le XVIIe et le XIIIe siècle, rassemblait l'habitat et la population autour d'une forteresse fermée où résidait l'Anax, monarque absolu, la polis de Milet, qui s'affirme à partir du VIe siècle, s'impose comme un espace ouvert. On est passé de la monarchie à l'oligarchie: des aristocrates alliés à des «parvenus de l'artisanat et du commerce» font bouger le temps et l'espace. Le mystère et le sacré qui entouraient la fonction royale ne résistent pas à l'élargissement de la classe dirigeante. Centrée sur l'agora, place publique où le débat va germer de façon naturelle, la polis engendre un mouvement de pensée extérieur et étranger à la religion - et à l'arbitraire royal.

 

Sur cette mutation le triptyque de Jean-Pierre Vernant reste lumineux. Primo: les «physiciens» donnent de la genèse du cosmos et des phénomènes naturels des explications de caractère profane. Secundo: l'idée d'un ordre cosmique ne repose plus sur la puissance d'un dieu souverain, sur sa monarchia. Tertio: cette pensée a un caractère profondément géométrique, qu'il s'agisse de géographie, d'astronomie ou de cosmologie. Résultat: «La première sophia, celle des "Sages" de la Grèce, a été une réflexion morale et politique. Elle a cherché à définir les fondements d'un nouvel ordre humain qui substituerait au pouvoir absolu du monarque, ou des nobles et des puissants, une loi égalitaire, commune à tous.»

Mais pourquoi diable les hommes devraient-ils être égaux en Grèce, alors que partout ailleurs, notamment en Orient, ils ne le sont pas? Parce que dans ce lent processus, qui aboutira à la démocratie athénienne, prévaut à l'origine une dimension militaire. Dès les années 700, en raison de la multiplication des guerres entre cités, le combat ne peut plus être dominé, comme au temps jadis, par la seule cavalerie aux mains des aristocrates. Pour vaincre, il faut compter sur le peuple en armes. Apparaissent ainsi les hoplites, ces paysans ou artisans fantassins qui, pour être efficaces, doivent se plier à une discipline commune. C'est la naissance d'un nouvel idéal patriotique fondé non plus sur l'acte de bravoure individuel du chevalier, mais sur la solidarité et la volonté des soldats-citoyens.

 

S'ils sont égaux pour la guerre, ils devraient aussi l'être en temps de paix en participant activement à la vie civile. Tous les citoyens libres vont donc se définir logiquement comme des égaux, des semblables. Voici ce qui manquait à la cité pour arriver jusqu'à nous: l'égale participation de tous les citoyens à l'exercice du pouvoir. Il va de soi que cela ne se fera pas en cinq minutes. Il faudra des avancées, des replis, des fulgurances. Un lieu d'exception: Athènes. Et quelques règles.

 

Pour établir des normes communes, ils ressuscitent l'écriture

 

Le droit, donc. Laissons parler Jacqueline de Romilly: «Dans les faits, dans le vocabulaire, on voit naître une notion dont devait vivre ensuite toute notre civilisation occidentale.» Et c'est la loi. En effet, l'affranchissement politique ne peut plus se contenter de traditions familiales qui ne s'appliquent pas à tous, et encore moins d'une situation féodale où la justice est arbitraire, secrète - voire divinatoire.

Pour établir des normes communes, rien de tel que des règles écrites. Problème: entre 1200 et 800 avant Jésus-Christ, l'écriture a tout bonnement disparu au détour de ces «âges obscurs» qui ont suivi la chute de Mycènes. Qu'à cela ne tienne: les Grecs la ressuscitent en cannibalisant le syllabaire phénicien. Ils font même mieux: à cette écriture sémitique qui ne comporte que des consonnes ils ajoutent - ils inventent! - les voyelles. Etape cruciale. Pour la première fois dans l'épopée des civilisations, les sons se décomposent en consonnes et en voyelles: une construction à l'origine de tous les alphabets européens - de l'Islande à l'Arménie, du Portugal à la Russie. Bref, à partir de là, légiférer devient possible.

 

Au VIIe siècle avant Jésus-Christ, le légendaire Lycurgue aurait donné sa Constitution à Sparte. Charondas, le législateur de Catane, opère vers 630. La polis de Thèbes, elle, fait écrire ses lois par le Corinthien Philolaos.

 

Pour Athènes, la tradition avance Dracon au VIIe siècle et Solon au VIe, mais le révolutionnaire de génie sera Clisthène. Sa réforme de 508-507 substitue aux quatre «tribus» familiales traditionnelles, où se recrute le personnel politique, 10 tribus territoriales chargées d'envoyer chacune 50 représentants au Conseil, la boulê. Ses nouvelles tribus réduisent l'espace et regroupent des citoyens pris dans trois régions, trois catégories sociales différentes. Par exemple: un pêcheur de la côte est associé à un paysan de la campagne et à un artisan de la ville. Les tribus sont aussi équilibrées en fonction des talents, des fortunes. Elles créent de nouvelles solidarités et elles ont le grand mérite de casser le clientélisme des familles.

 

A l'étage supérieur, chacune d'elles envoie à Athènes, à partir de 501, une sorte de ministre, le stratège, élu pour un an. Mandat renouvelable, sauf si ce dernier prend la grosse tête: il est alors ostracisé, exilé par le peuple. C'est ce qui arrivera, notamment, à Thémistocle, le vainqueur de Salamine. Les lois de Clisthène soudent ainsi la communauté et reposent sur un axiome: tout le monde doit participer. Comme le dira Thucydide: «Nous considérons qu'un citoyen qui ne fait pas de politique n'est pas un citoyen tranquille, mais un citoyen inutile.»

 

«Nul n'est censé ignorer la loi.» C'est de là que date ce principe qui nous coûte aujourd'hui si cher en frais de justice. Dès Solon, les lois sont écrites à la craie sur des panneaux de bois accrochés sur les principaux monuments de l'agora. Ensuite, elles sont gravées sur pierre. Il nous en est ainsi parvenu plus de 700! A leur apogée, les Athéniens deviennent en quelque sorte propriétaires de tout ce qui les concerne. Tel est le bénéfice de la bataille navale de Salamine, en 480 avant Jésus-Christ: c'est bien la masse populaire qui a sauvé la patrie, à bord des trières, en ramant contre les Perses.

 

Tout va bien sauf pour les exclus, c'est-à-dire beaucoup de monde

 

Le peuple a pris en main son destin. Conséquence logique, chaque citoyen est rendu capable de décider ou de peser sur les décisions. C'est l'apparition d'un secteur d'intérêt commun s'opposant aux affaires privées. Quoi de plus moderne? L'assemblée du peuple, l'ecclésia, qui se réunit sur les hauteurs de la Pnyx, cumule les pouvoirs: n'importe qui peut s'y exprimer librement. Elle est flanquée des 500 membres de la boulê, instance qui étudie toutes les questions au préalable, avant de les soumettre à l'ecclésia, laquelle a le dernier mot. Un tribunal populaire, l'Héliée, composé de 6 000 citoyens tirés au sort, juge de presque tous les conflits. Il existe également une cour d'appel. Au moins une fois dans sa vie, un Athénien peut exercer une magistrature. Restons calme: par certains aspects, c'est une démocratie plus audacieuse que la nôtre; par d'autres, pas du tout.

 

Tout va bien, sauf pour les exclus, c'est-à-dire beaucoup de monde. Entre le Ve et le IVe siècle, le nombre de citoyens athéniens va de 20 000 à 40 000, pour une population totale de 400 000 à 450 000 habitants. Retirez les 15 000 métèques (étrangers qui vivent dans la cité), il vous reste les femmes, les enfants et les esclaves. Et encore: le débat principal porte sur le nombre trop élevé de citoyens qui, ne se connaissant plus entre eux, auraient du mal à se parler.

 

La cité idéale selon Socrate en comptait 5 000. On en est loin. Avec Périclès, en 451, la citoyenneté devient plus restrictive: il faut désormais être non seulement de père athénien, mais aussi de mère athénienne. Ce qui n'ouvre pas pour autant la démocratie à la composante féminine. Comme dit Maurice Sartre: «Les femmes deviennent indispensables pour produire des citoyens. Mais c'est comme l'hémophilie: elles transmettent la citoyenneté, elles ne l'attrapent pas.»

 

Des réformes radicales pour atténuer l'inégalité sociale

 

Le corps civique reste si étroit qu'il vit à la merci de vives tensions sociales. Lesquelles, paradoxalement, engendrent des réformes radicales bigrement actuelles. Déjà, en 594, Solon s'était attaqué à l'inégalité dans la répartition de la propriété foncière, allant jusqu'à supprimer la contrainte par corps pour les «ménages surendettés». Mais l'accès aux charges suprêmes reste le privilège des nantis. Les postes de pouvoir ne sont pas rémunérés, ce qui nécessite une fortune personnelle.

 

Là encore, il y aura une avancée majeure avec l'institution par Périclès, «l'homme qui ne souriait jamais et qui pleura seulement deux fois», de la misthophorie, c'est-à-dire la rétribution de la fonction publique: des salaires pour les magistrats, puis pour les membres de la boulê. A partir des années 450, en théorie, un petit paysan de l'Attique peut devenir juge à Athènes à condition d'en avoir le talent. Pour atténuer l'inégalité sociale, les riches sont ponctionnés pour les dépenses liturgiques et soumis à l' eisphora, ancêtre de l'ISF, impôt sur le revenu qui ne pèse que sur la minorité la plus fortunée.

 

Pourquoi ce tissu social résiste- t-il? Parce que tout le monde, millionnaire ou miséreux, a le droit de protester, de contester, d'ouvrir sa grande gueule. «Ce qu'implique le système de la polis, souligne Jean-Pierre Vernant, c'est une extraordinaire prééminence de la parole sur tous les autres instruments de pouvoir. Elle est l'outil politique par excellence, la clef de toute autorité dans l'Etat, le moyen de commandement et de domination sur autrui.»

 

A Athènes, pour sûr, on discute, on ferraille, on chicane, on veut avoir le dernier mot et emporter le morceau. Tout ça à ciel ouvert, devant un auditoire libre qui décide en dernier ressort, à main levée. Naturellement, de la parole - logos - à la politique, le lien est direct. Celui qui s'exprime bien a le dessus. Le maniement du langage, les techniques de persuasion, l'art d'argumenter amènent une révolution de l'esprit. Entrent ici dans l'Histoire la rhétorique et ses maîtres: nos amis les sophistes.

 

«Les sophistes se situent à l'origine de l'éducation moderne»

 

Avec le recul, on comprend que Gorgias, Protagoras et autres Isocrate aient été largement diffamés par les philosophes, Socrate en tête. Ces derniers prônent la recherche de la Vérité absolue. Les sophistes, eux, sont plus lucides et, finalement, plus modestes. Ils savent qu'il n'y a pas de vérité absolue et que l'on doit composer avec les aléas de la réalité quotidienne. Dans la vie, eh oui, il faut faire des compromis et ils l'ont compris. «Les sophistes, raconte Daniel Boorstin, constituaient un groupe hétéroclite d'hommes dont le seul point commun était la méfiance à l'égard des absolus, de la poursuite de la vérité et de la vertu.» Bref, ils se méfient de l'utopique et de l'idéal. «Les sophistes, expertise Maurice Sartre, seront les diffuseurs de l'esprit critique et se situent à l'origine de l'éducation moderne.» Mais ils ne perdent pas le nord: ils dispensent un enseignement payant - fort cher - qui associe l'art de la prose à sa servante, la rhétorique.

 

Si les sophistes ont inventé cette discipline nouvelle qu'est la rhétorique, ils n'ont pas inventé la prose. «Homère, c'est le patron», disait Péguy. Mais L'Iliade et L'Odyssée, c'est de la poésie déclamée en vers et même chantée. Pendant longtemps, on a pensé que le plus vieux chef-d'œuvre littéraire - et best-seller - était passé de l'oral à l'écrit au VIIIe siècle. Des travaux récents situent cette transition plutôt vers le VIe siècle.

 

Or, c'est précisément à cette époque que surgissent les premiers textes en prose, avec les Ioniens Anaximandre de Milet et Héraclite d'Ephèse. Des textes obscurs. A vrai dire, le premier artiste de la prose enlevée, accessible à tous, c'est Hérodote (v. 484-v. 420 av. J.-C.), l'auteur des Histoires. Il n'a peut-être pas inventé l'histoire, mais il a inventé le métier d'historien. D'entrée, même s'il prend pour acquise toute la mythologie, il donne sa méthodologie, définit les critères de son enquête, se rend sur place, donne la parole aux uns et aux autres (bien qu'il ne fasse pas le tri), s'investit dans la connaissance des régimes politiques, des institutions, des langues et des coutumes. Il ouvre la voie à l'immense Thucydide (v. 460-v. 395 av. J.-C.).

 

Plus rigoureux, même s'il s'adosse parfois, lui aussi, à des données mythiques, l'auteur de l'Histoire de la guerre du Péloponnèse se penche sur l'histoire immédiate. Il s'intéresse au «facteur humain» et à la causalité des faits; il analyse les discours; il décrypte les mécanismes de la décision politique. On a fait de lui le père de l' «histoire cinétique» - à savoir l'histoire des sociétés en mouvement et en conflit.

 

De sa chaire de Cambridge, le Pr Oswyn Murray va plus loin: «Son insistance sur la nécessité de témoins contemporains des événements rapportés en fait le fondateur de la sociologie et de la science politique.» Pas moins. A titre d'exemple, Thucydide diagnostique les effets de la peste à travers le mépris des lois: «Les hommes, ne sachant que devenir, cessèrent de rien respecter, soit de divin, soit d'humain.» Sophiste lui-même, il dénonce le rôle néfaste d'une nouvelle race de sophistes - les dégénérés: ces avocaillons, ces politicards qui sont de brillants orateurs, mais dont les idées parfaitement fausses et néfastes entraîneront la glissade d'Athènes. On lui doit également une réflexion fameuse sur le thème: démocratie et impérialisme.

 

Car la question se pose. Après les guerres médiques, qu'on ferait mieux d'appeler persiques, Athènes est sortie grandie de sa résistance au grand roi Xerxès, fils de Darius Ier. Salamine (480 av. J.-C.): Athènes remporte cette victoire seule, et finit par décourager l'envahisseur perse. Au faîte de sa gloire, elle attire à elle d'autres cités, notamment regroupées dans la ligue de Délos, véritable confédération avant l'heure.

 

Athènes fait de la drachme le dollar de la mer Egée

 

Mais voilà, peu à peu Athènes prend goût à sa domination (voir la carte) et la démocratie accouche d'un empire. Là se produit un vrai dérapage. Athènes gouverne son «territoire» d'une main de fer. Le signe le plus violent en est l'interdiction faite aux cités «alliées» de battre monnaie. Geste de la plus haute signification: encore une fois, si les Grecs n'ont pas, à proprement parler, inventé la monnaie, ils sont les premiers - avec Solon - à lui avoir donné sa portée moderne, à en avoir fait le symbole d'un Etat souverain. Dans son Gorgias, Platon va jusqu'à considérer que «la monnaie est l'art qui délivre de la pauvreté». C'est dire. En faisant de la drachme, frappée de la chouette, le dollar de la mer Egée, Athènes sort les crocs. Reste à établir - la question divise les historiens - si cette mesure a été prise avant ou après la mort de Périclès (429 av. J.-C.). Autrement dit, l'impérialisme pur et dur est-il inhérent à la belle démocratie du grand siècle ou bien postérieur? Allez savoir.

 

Impérialisme ou pas, les Grecs, qui vivaient rarement en paix, savaient faire des pauses. Sportives. On a longtemps répété que les premiers Jeux olympiques ont eu lieu en 776. Date d'autant plus mythique que les nouvelles recherches avancent l'apparition de ces jeux aux VIIe-VIe siècles. Sous le patronage de Zeus, ces compétitions ont une origine religieuse et rituelle, mais elles ont aussi pour effet de mesurer l'aptitude physique des meilleurs éléments de chaque cité à la guerre.

 

C'est ainsi qu'est né l'athlétisme. Toutes les épreuves sont liées à un entraînement pour la bataille. Dès leur plus jeune âge, au gymnase et notamment à la palestre, les Grecs sont préparés à ça. Même le sauteur en longueur est harnaché de poids - comme s'il sautait avec ses armes. Ces «meetings» rituels ont lieu un peu partout: à Olympie, à Delphes, à Délos, à Corinthe, à Némée. Très vite, les athlètes sont de vrais professionnels, qui viennent avec leurs entraîneurs et leurs supporters - exclusivement masculins. Il y a des épreuves pour les seniors et les juniors. Les femmes sont interdites de spectacle. Qu'on se rassure, elles aussi ont leurs jeux, mais toutes seules, à une autre date ou dans un autre lieu.

 

Avec les athlètes, le nu fait son entrée dans l'art occidental

 

Les vainqueurs deviennent des stars. Exemple: le pugiliste Théogène de Thassos. 1 300 combats, 1 300 victoires. Les champions sont acclamés par les spectateurs de leur propre cité et parfois hués par le public adverse. De retour au pays, ils reçoivent de fortes sommes, des repas gratuits, une exemption fiscale et de bonnes places aux prochains Jeux. A Athènes, pour fixer des limites au star-system, Solon a codifié les récompenses: 500 drachmes pour les Jeux olympiques, 100 drachmes (le salaire annuel d'un travailleur) pour les autres «réunions». Mieux, les plus belles victoires sont rapportées par le premier chroniqueur sportif de l'Histoire: le poète Pindare.

 

Enfin, tels des dieux - du stade - les athlètes sont fixés pour la postérité dans le marbre par le ciseau d'un habile sculpteur. Mais, ô révolution, ils sont représentés nus. Au passage, c'est la naissance du nu dans l'art occidental. On notera que les bas-reliefs égyptiens montraient déjà des hommes dans leur plus simple appareil, mais il s'agissait toujours de populations vaincues, de prisonniers réduits à l'esclavage. La nudité grecque, elle, est le symbole d'une civilisation centrée sur l'homme. C'est la représentation et l'exaltation de son corps. Les dieux sont également à poil, à l'image de l'homme. Côté féminin, seule une déesse, Aphrodite, aura droit à pareils égards. Porté par le génie d'un Myron, d'un Phidias, d'un Praxitèle, les grands artistes des Ve et IVe siècles, le nu deviendra donc synonyme d'art grec, puis, à travers toute la Méditerranée, le signe distinctif de l'hellénisme.

 

Dans l'Athènes du Ve siècle, ces rituels à la fois religieux et civiques, ce goût de la compétition et cette mise en avant de la nature humaine culminent dans une manifestation jusque-là inédite: le théâtre. Ses racines sont religieuses: le culte rendu à Dionysos. Les chants lyriques et les liturgies en son honneur doivent ramener le printemps. C'est dire si tous les citoyens sont concernés.

 

Au départ, ces célébrations et ces psalmodies ont lieu sur l'agora, où le peuple se mêle aux chœurs. Ce serait un poète de l'Attique, un certain Thepsis, qui aurait introduit un récitant dans le chœur, et le peuple, qui était partie prenante à ces fêtes, va progressivement devenir spectateur.

 

La tragédie moderne et ses prototypes naissent dans l'agora

 

Avec Eschyle (v. 525-v. 456 av. J.-C.), on a déjà deux «acteurs» et le chœur participe à l'action. Un des deux figurants incarne le héros mythique - par exemple un Agamemnon seul avec sa conscience - et l'autre intervient pour dérouler le fil des événements. Cette poésie pure, parlée et chantée, marque l'acte de baptême de la tragédie. Pour les spectateurs de ce Ve siècle comme pour ceux de l'an 2001, les thèmes homériques d'Eschyle ont une résonance contemporaine: les guerres, les deuils, les drames.

 

Mais le vrai père de la tragédie moderne s'appelle Sophocle (v. 495-v. 406 av. J.-C.). Ouvrez donc Œdipe roi et lisez. Œdipe: «Dis ce que tu voudras: tu parleras pour rien.» Tirésias: «Eh bien donc, je le dis. Sans le savoir, tu vis dans un commerce infâme avec les plus proches des tiens, et sans te rendre compte du degré de misère où tu es parvenu.» Œdipe: «Et tu t'imagines pouvoir en dire plus sans qu'il t'en coûte rien?» Sophocle, c'est la naissance du dialogue frontal entre deux acteurs: ils jouent ensemble. Avec le troisième larron, Euripide (v. 480-v. 406 av. J.-C.), on passe à trois, à quatre acteurs - avec les possibilités de conversations croisées qui vont avec - et la part du chœur est réduite à la portion congrue.

 

Tous les prototypes sont posés pour l'avenir. Eschyle, esprit mystique, traite du rapport au surnaturel. Sophocle, adepte du doute, dépeint les conflits intérieurs. Euripide, sophiste inquiet, se plonge dans la psychologie, campe des personnages désespérés - notamment féminins. Faut-il préciser que seuls les hommes sont acteurs, même pour tenir les rôles de femme? Il ne manque plus que la comédie. Elle arrive.

Ou plutôt, il arrive: Aristophane (v. 445-v. 386 av. J.-C.). Dans un torrent d'injures, de sarcasmes, de scatologie, mais en vers, il les aligne tous: les philosophes, les sophistes, les stratèges, le petit peuple, les aristocrates. Il se paie même les dieux. C'est peut-être le type le plus courageux de son époque; il crée la comédie sociale et politique. Les titres de ses pièces suffisent: Les Grenouilles, Les Guêpes, L'Assemblée des femmes, Les Banqueteurs... Un bon siècle plus tard, Ménandre fera évoluer le genre. Des affaires publiques il passe à la comédie de mœurs. Le père atrabilaire, l'esclave intrigant, la demi-mondaine avide, le jeune crétin amoureux: Ménandre, c'est le géniteur spirituel de Molière.

 

Pour rire comme pour pleurer, il faudra un espace réservé. La polis érige d'abord des tribunes en bois, au Ve siècle, puis, au IVe, un édifice propre, souvent gigantesque, doté en tout cas d'une acoustique étonnante puisqu'on y joue encore de nos jours. La polis est ensuite l'arbitre du talent théâtral: ce sont les représentants du peuple qui délibèrent après les représentations et décernent des récompenses aux auteurs.

 

L'homme grec, le premier, ne se satisfait plus de l'intervention des dieux

 

Tout ça pour dire quoi? «Rien n'est plus admirable que l'homme», proclame l'Antigone de Sophocle. Et Protagoras d'ajouter, dans le Théétète de Platon: «L'homme est la mesure de toute chose.» Mais, au fond, qu'est-ce que l'homme? Dans la cité: un animal politique, comme dira Aristote, soumis au règne de la loi (nomos). Dans le cosmos: un minuscule élément dépendant des règles de la nature (physis). Cette tentative de rationalité duale, physis-nomos, va se révéler prolifique.

 

C'est à Milet, sur cette côte ionienne bouillonnante, que s'accomplit la grande révolution de la pensée théorique, celle qui pose les bases des sciences, des mathématiques et de la philosophie. Fascinant feu d'artifice. L'homme grec - cela, oui, il l'a inventé - est le premier sur terre à ne plus se satisfaire de l'intervention des dieux et des généalogies. Comme l'explique Pierre Lévêque, il n'entend compter que «sur ses propres forces pour rendre compte de l'Univers en découvrant le principe premier, unique, qui l'explique».

 

Dès le début du VIe siècle, Thalès cherche à savoir quelle est l'origine de tout. Il suppose que la Terre et les astres flottent sur les eaux. Anaximandre passe derrière et invente l'infini mu par deux forces, le chaud et le froid. Anaximène, lui, imagine que toute chose se rattache à la réalité observable qu'est l'air. On est loin du prix Nobel, mais c'est un début. Ces trois «physiciens» débarrassent la réflexion des théogonies et des cosmogonies du passé. Du positivisme bien avant l'heure, somme toute. On ne saurait l'exprimer plus clairement que Jean-Pierre Vernant: «Pour la première fois, l'origine et l'ordre du monde prennent la forme d'un problème explicitement posé, auquel il faut apporter une réponse à la mesure de l'intelligence humaine, susceptible d'être exposée et débattue publiquement devant l'ensemble des citoyens, comme les autres questions de la vie courante.» C'est parti.

 

«La première affirmation du déterminisme scientifique»

 

A Crotone, au VIe siècle, Pythagore fait un pas de géant. Lui ou ses disciples, car il est admis aujourd'hui qu'il n'était pas vraiment mathématicien et qu'il n'est pour rien dans ce foutu théorème sur le carré de l'hypoténuse. Il était plutôt le chef d'une secte ésotérique: avec lui, manger des fèves ou se lever du pied gauche étaient des actes proscrits.

 

Mais son école s'attaque à quatre disciplines: musique, géométrie, arithmétique, astronomie - avec le postulat: «Les choses sont nombre.» Et voilà. Comme le précise Pierre Lévêque: «C'est la première affirmation du déterminisme scientifique.» En clair, les Grecs n'ont pas inventé les mathématiques: en géométrie comme en arithmétique, ils ont bénéficié des acquis égyptiens, phéniciens, mésopotamiens. C'était alors essentiellement une mathématique appliquée à des problèmes concrets: arpenter une parcelle de terre; construire un temple; régler des échanges commerciaux.

 

Mais là, avec les Grecs, on va assister à une chose hallucinante, qui ne s'est produite qu'une fois dans l'histoire de l'humanité: on passe du particulier au général, de l'utilitaire au savoir pur, de la mathématique appliquée à la théorie. Ce sera un processus lent. Pour atteindre l' «Age d'or» de la géométrie et un corpus théorique qui tienne debout, on patientera jusqu'aux IIIe et IIe siècles avant Jésus-Christ. Avec Euclide. Avec Apollonios de Perga. Avec tous ceux qui nous en ont fait baver sur les bancs du lycée. Mention spéciale au très polyvalent Archimède. Immense géomètre. Architecte prisé: il dessine les fortifications et les catapultes de Syracuse. Et physicien de légende, à l'égal d'un Newton ou d'un Einstein: en statique, on lui doit la notion de «centre de gravité»; en hydrostatique, son Traité des corps flottants précédé d'un jubilatoire eurêka!

 

Mathématiques et philosophie, même combat. «Que nul n'entre ici s'il n'est géomètre», fera inscrire Platon au fronton de son Académie. La pensée philosophique appliquée à l'homme a, elle aussi, découlé du positivisme abstrait impulsé à Milet. Mais ce sont les sophistes, et leur pourfendeur Socrate, qui font la transition. Aux premiers, on l'a vu, revient la dialectique, cet art de discuter pied à pied pour démontrer qu'un postulat est faux. Au second appartient la maïeutique, littéralement l'accouchement. Non pas parce que sa mère était sage-femme, mais parce qu'il accouche les esprits, «leur révèle des vérités cachées qu'ils portent en eux à leur insu» (Pierre Lévêque).

 

Socrate: «Nul n'est méchant volontairement»

 

Socrate se consacre à l'homme et à la sagesse nécessaire à son bonheur. Soyons-lui-en reconnaissants, même si le reste ne l'intéresse guère. Il n'écrit rien, ne délivre pas de message prophétique, laisse quelques formules éternelles («Nul n'est méchant volontairement»), mais sa personnalité bouleverse profondément ses auditeurs et des disciples. Son message est indissociable de son charisme et son plus grand mérite est d'avoir fasciné au point d'entraîner tout un courant de pensée. Avec lui, après lui, apparaît, la vraie, la grande philosophie.

 

C'est Platon qui rédige la pensée du maître, non sans y ajouter une touche personnelle qui se mélange avec l'apport socratique. Il est le promoteur de la théorie des idées. En un mot, toute la réalité qui nous entoure, tous les objets et les personnes qui forment notre univers ne sont que le reflet d'une réalité plus haute, les idées. Tout se ramène, d'épure en épure, à une essence. Par exemple, Platon contemple un beau corps, en vient à méditer sur tous les beaux corps, puis sur la beauté en général, et en arrive au beau en soi, c'est-à-dire l'amour. Mais ce beau n'explose qu'au stade de la pureté suprême, dans l'âme. Pas dans le corps, soumis aux lois de la nature et siège d'instincts regrettables. Pour atteindre l'élévation nécessaire, il faut donc se méfier des lois du corps et vivre selon l'esprit en pratiquant une morale stricte. Un «amour platonique» se veut plus grand qu'un amour physique, comme va l'enseigner le christianisme néoplatonicien. La perfection est atteinte dans un état où se mêlent la vertu et le plaisir. C'est franchement pas mal, et, à vrai dire, les plus raisonnables d'entre nous en sont encore là en 2001.

 

Platon n'est pas hilarant, mais il est sympa, du moins tant qu'il ne se perd pas en mathématiques ou, surtout, tant qu'il ne part pas en vrille dans ses théories politiques, carrément azimutées. Dans les Lois, par exemple, il imagine une cité idéale où la pédérastie serait fermement interdite - ce qui est alors parfaitement révolutionnaire à Athènes! - et où les incroyants seraient condamnés à la prison. Il a eu, en tout cas, la bonne idée de fonder l'Académie, où viennent se former les meilleurs éléments.

 

Avec la logique, Aristote est le créateur de l'éthique

 

Aristote en fait partie. Il suit les cours de Platon avant de devenir précepteur d'Alexandre le Grand et de s'imposer comme l'esprit encyclopédique par excellence. Un géant, pour sûr. L'étendue de son œuvre est à peine croyable. Il s'est amusé à recenser tous les animaux vivants et en a trouvé plus de 400 espèces. Par-dessus tout, il invente le raisonnement, la logique. Principe généraux, principes particuliers, hypothèse, déduction, conclusion: c'est un penseur pur. Et un moraliste - dont certains docteurs de l'Eglise (Thomas d'Aquin) vont faire leur miel. Car le chemin du bonheur est la vertu, laquelle est le seul passeport pour la raison, but du voyage. Avec la logique, Aristote est le créateur de l'éthique.

 

L'éthique, c'est justement ce qui manque à une corporation d'imposteurs, les médecins des temples. Depuis des lunes, ils exercent un pouvoir obscurantiste: toute maladie vient des démons et on ne peut expulser le mal qu'en procédant à des sacrifices, des incantations, des simagrées - le tout contre espèces sonnantes et trébuchantes.

 

Le bon Hippocrate de Cos (v. 460-377 av. J.-C.) va tenter de faire le ménage. Certes, il s'incline devant la religion. Son serment commence ainsi: «Je jure par Apollon médecin, Asclépios, Hygie, Panacée, tous les dieux et toutes les déesses...» Mais la pensée hippocratique refuse énergiquement toute intervention d'une divinité dans le processus de la maladie et toute thérapeutique magique sous forme de prières ou de rituels. On peut rappeler qu'il est à l'origine de l'examen clinique - qui inspirera Laennec - du diagnostic ou encore de la diététique.

 

Il s'est bien entendu souvent trompé, il n'a pas négligé ses honoraires, mais son intervention décisive tient en un mot: l'éthique. A sa main ou à celle de ses disciples on doit la maxime qui sauve: «Etre utile ou ne pas nuire.» Entre le serment et les traités apparaîtront les notions capitales de secret professionnel, de respect de l'intégrité du malade - ne pas abuser de son corps - ou d'exclusion des charlatans. Mieux que tout: il est admis comme un principe que le médecin a pour devoir d'éviter à son patient toute douleur inutile. De veiller à son confort. Et de le traiter avec douceur...

 

Le moindre des héritages légués par la Grèce n'est pas ce souci constant de l'harmonie et du bonheur. C'est peut-être en cela que nos ancêtres les Hellènes sont étonnamment contemporains. En gravissant l'Acropole, en se promenant à Delphes, en flânant à travers les ruines d'Ephèse, en naviguant dans l'archipel des Cyclades sur les traces d'Ulysse, ou tout simplement en domptant notre œdipe, l'impression demeure: cette civilisation pourtant disparue est encore vivante. En nous. On a beau avoir vu du pays, ces sacrés Grecs ont compris ce qu'est l'éternité. A plus de vingt-cinq siècles de distance, ils nous parlent encore. Pour nous chuchoter malicieusement à l'oreille cette vérité inaltérable: «Connais-toi toi-même.» Autant dire que l'incroyable aventure grecque est loin d'être terminée.

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