de
l'exception française à la commune 'étrangèreté'
et du déclin au défi
Jusqu'à
une date récente, le français aux Etats-Unis était
moins considéré comme une langue étrangère
que la langue de la culture, la seconde langue de ceux qui en avaient une.
A titre d'illustration, voici ce que vous trouvez dans l1annuaire 2002
de la Fédération Internationale des Professeurs de Français
pour les Etats-Unis: "Deuxième langue de communication internationale
après l'anglais, le français est une langue de culture prestigieuse
et une langue porteuse de grandes réalisations technologiques contemporaines."
Culture et communication d'un côté, obligations
de modernité de l'autre, l'enseignement du français a toujours
oscillé entre ces deux pôles. Nous pourrions même remonter
à l'aube de la nation et citer l'exemple du Bostonien John Adams
(1735-1826), qui deviendra le deuxième président des Etats-Unis.
Dans sa volumineuse correspondance se lit cette instante recommandation,
faite à son épouse Abigail, d'étudier le français,
une langue qui deviendrait bientôt, écrit-il, "a necessary
Accomplishment of an American Gentleman and Lady(1)".
Et je pourrais, en guise de traduction, vous citer ce que Gustave Lanson,
qui enseigna comme professeur associé à l1université
Colombia à New York en 1911, écrivait un siècle et
demi plus tard: "Apprendre le français, c1est découvrir la
langue par excellence de la culture, celle dont on peut employer l1étude
pour achever et dégager ? traduction parfaite de "accomplishment"-
l'homme civilisé d1aujourd1hui (2).
Pour
reprendre une expression à la célébrité aujourd'hui
douteuse sur nos rives yankees, ce que nous pourrions aussi nommer
"exception française", s'explique en partie par l'identification,
traditionnelle depuis le dix-huitième siècle, du français
à la culture, mais elle résulte aussi du contexte particulier
des Etats-Unis, où l'absence d1immigration massive d'origine française,
à la différence de l'italien et de l'espagnol par exemple,
a permis d'éviter que s1exerce une discrimination à l'encontre
d'une langue et d'une culture identifiées à une communauté
locale. Et si, au tournant du siècle, lors de la naissance de l'université
de recherche américaine sur le modèle germanique, l'allemand
fut pour un temps le premier rival du français, sa diffusion a par
la suite souffert en raison des deux guerres mondiales, de l'horreur du
nazisme et de l'engagement américain contre l'Allemagne.
Le
prestige du français a survécu aux deux vagueshistoriques
de démocratisation qu'a connues le haut enseignement américain.
D'abord, à la fin du dix-neuvième siècle, époque
où les collèges confessionnels d'arts libéraux à
l'anglaise se sont transformés en universités de recherche
ouvertes aux enfants d'immigrés venus de toute l'Europe. Ensuite,
après la Seconde Guerre mondiale, avec en particulier le GI Bill qui
a permis aux anciens soldats d'avoir accès gratuitement aux études
universitaires, et massivement dans les années 1960, période
durant laquelle la composition sociale de l'université américaine
a changé une seconde fois.
L'entre-deux
guerres fut une période faste pour la chose française, pour
les auteurs de la N.R.F.
en particulier, enseignés sans délai dans les collèges
d'élite. Dans ce contexte angevin, je pourrais citer l'exemple de
René Bazin dont certaines oeuvres furent traduites à l'anglais
de son vivant ? la plus connue en traduction étant à ce propos
non pas La terre qui meurt
mais Les Italiens d1aujourd1hui.
Par une coïncidence heureuse, il s'est trouvé que des mouvements
intellectuels novateurs, dont vous connaissez tous les noms, ont tour à
tour pris le relais de la distinction culturelle et sociale du français
pour donner un sursis à son prestige et le maintenir à la
hauteur des disciplines nobles, telle que la philosophie, et même
de les inspirer.
De
nos jours, le français a perdu son aura de distinction ainsi qu'une
bonne part de son influence. Après plusieurs siècles d'exception,
la situation est aujourd'hui, dirons-nous, normale, et "le français
devient ? et ici j'emprunte le titre d1un article récent d'Antoine
Compagnon dans Le Débat
? une langue comme les autres (3)", loin derrière
sa rivale, l'espagnol.
En
effet, aucun mouvement, littéraire ou théorique, séduisant
? pour ne pas dire provocateur - n'a succédé durant ces deux
dernières décennies aux écoles et aux modes qui attiraient
vers la France. Car ce qui avait surtout séduit dans la pensée
française, c'était son radicalisme ou même sa perversion:
de l'imposant De Gaulle et son "Vive le Québec libre!"à
Montréal en 1967 à Derrida et Foucault, la chose française
était associée à l'excès, provoquant une sorte
de tremendum et fascinans.
Victimes de leur succès,
les dernières vagues culturelles venues de France ont désormais
été assimilées par les universitaires américains
et diffusées dans toutes les disciplines, mais au niveau élémentaire
et en traduction. La pensée française appartient aujourd'hui
au tronc commun et n'exerce plus aucun leadership intellectuel.
"Il se peut même, - et là je cite Compagnon, que le post-structuralisme
ait été la dernière avant-garde théorique européenne,
comme le surréalisme avait été la dernière
avant-garde artistique du vieux monde."
En outre, le multiculturalisme (4), etce que nous appelons aux Etats-Unis les études culturelles - opposé aujourd'hui au leurre idéologique du melting pot, du creuset à l'américaine, considéré depuis la fin des années 1960 comme un instrument d'oppression des minorités, rivalise désormais pour le contrôle des humanités. L'accroissement de la fierté ethnique a fait en sorte que l'enseignement de la diversité culturelle est haussé au niveau des réquisits avec son inclusion dans les cours généraux du core curriculum offerts à tous les étudiants.
Il en résulte que le français souffre du handicap de la political correctness. L'Europe ayant longtemps représenté l'hégémonie, le colonialisme, l'impérialisme politique et puis culturel, le multiculturalisme est à peu près fatalement anti-européen, et le français est tout spécialement visé, puisque, d'une part, plus que toute autre langue étrangère, il est identifié à l'élitisme et à la distinction, et que, d'autre part, aucune communauté locale ne saurait le réclamer pour sien. Même, ajouterai-je, dans la cité au glorieux passé de Lowell, qui avec l'aide, en autres, d'une forte main d'oeuvre émigrée du Canada framçais, a vu naître la révolution industrielle américaine et fut pour un temps la capitale du textile. Aujourd'hui cette ville de quelque 110.000 habitants, revendique avec fierté son titre de All American City (américaine à 100%) et se donne comme exemple de mosaïque culturelle réussie dont la composante franco-américaine toutefois ne fait que s'estomper au fil des années.
On a donc raison de s'inquiéter pour l'avenir du français aux Etats-Unis, tant en raison du climat idéologique particulier de l'Amérique contemporaine, qu'au vu et au su des chiffres et des enquêtes, qui nous montrent le dangereux déclin, au profit de l'espagnol, du nombre de ses apprenants, au niveau secondaire comme au niveau universitaire.
...au défi
Ce défi, en simplifiant,
pourrait se ramener à deux missions: la première, admirablement
menée par les services de l'AATF i.e. l'association américaine
des enseignants de français - dont les 75èmes assises annuelles
tenues à Boston en juillet dernier avaient pour thème "Le
français change mais ne vieillit pas" - et ceux conjoints des services
culturels de l'Ambassade de France, pourrait s'intituler la reconquêtedu
français. La seconde, dans laquelle j'ose me considérer participant
actif et enthousiaste ? ici j'emprunte à Jacques Pécheur
(ancien directeur du Français dans le Monde)
? consiste à "apprivoiser le multimedia et les nouveaux écrans
du savoir(7).."
Exemple de reconquête: plutôt que d'entrer en compétition avec l'espagnol, qui est de facto la seconde langue des Etats-Unis, démontrons à nos étudiants que le français est également utile, utile en particulier pour l'étude de l1anglais, dont au moins 10.000 mots, pour les seuls 12ème et 13ème siècles, ont été empruntés au français. L'espagnol a bien sûr contribué à enrichir le vocabulaire anglais, mais sans comparaison avec le français. Et puis, l'espagnol (de même que le portugais) a cette particularité qui le distingue des autres langues romanes et accentue sa différence avec l'anglais: 9% de son vocabulaire vient de l'arabe.
Démontrons aussi que le français (et l'étude per se des langues étrangères) est profitable. Il a été prouvé, par exemple, que cinq ans d'étude d1une langue ? n'importe quelle langue étrangère ? comparée à l'étude de toute autre matière, étaient associée à des scores plus élevés lors des tests de SAT (Scholastic Aptitude Tests), résultats qui sont, pour l1instant encore, la condition sine qua non d'admission non seulement à l'université en général, mais pour les universités d'élite, à celle de son choix. Il a également été démontré que les élèves qui continuent l'étude des langues étrangères développent une plus grande facilité pour l'acquisition et la logique des langues artificielles de l'informatique.
A
propos d'informatique, est-il besoin de rappeler que les deux langues principales
du cyberespace sont l'anglais et le français? Faut-il rappeler également
que la France possède, avec Thomson-CSF, la seconde compagnie électronique
de défense la plus importante au monde? Qu'Alcatel est le distributeur
mondial numéro un de pièces électroniques détachées?
Que, du point de vue de la recherche de pointe, le plus grand nombre de
séminaires sur la recherche cardiaque et les procédures chirurgicales
tenus en dehors des Etats-Unis ou du Canada, ont lieu en France?
En dépit du handicap de la political correctness et de l'impérialisme culturel du français, consultez les articles de magazines où hommes et femmes d'affaires d'une certaine classe répondent à la question de quelle langue ils aimeraient pouvoir parler, qui donnerait du lustre à leur vie sociale, culturelle ou professionnelle. Pourquoi invariablement répondent-ils le français? Pour des raisons aussi banales que celles de pouvoir prononcer correctement sur un menu dans un restaurant chic le plat sélectionné ou le vin choisi.
La seconde mission de reconquête vise donc à apprivoiser le multimedia et les nouveaux écrans du savoir. Le numérique permet de multiplier l'offre linguistique. Le DVD, par exemple, offre le même film en version originale, sous-titrée, en version doublée, dans plusieurs langues, au choix. Mais, ajouterai-je, privilégiés que nous sommes aux Etats-Unisde l'internet à haut débit aussi bien à domicile qu1en salle de cours, encouragés en plus par l'administration de l'université qui offre son support technique, le multimedia n1a plus besoin d'être apprivoisé: il fait désormais partie du cursus quotidien.
Personne
n'a besoin de me convaincreque les
nouvelles technologies sont les meilleures alliées du professeur
de langues étrangères. Non seulement "surfer le Web"
en français - oui, les puristes doivent se résigner à
ces calques pratiques de l'anglais au français - renforce la langue
de l'apprenant; mais l'internet peut encore être utilisé à
tous les niveaux d'enseignement du français, de la grammaire à
la composition.
J'aimerais
conclure en me distançant de la perspective de marginalisation du
français évoquée dans l'article cité d'Antoine
Compagnon, fort de sa propre expérience américaine et de
son enseignement à la distinguée Columbia University.
Nous
sommes vraisemblablement à la veille d'une redistribution des disciplines,
comparables à celle qui a eu lieu à la fin du dix-neuvième
siècle et qui a vu le latin et le grec, jusqu'alors le bagage essentiel
de l'honnête homme, marginalisés dans des départements
de langues classiques, [...]. Lors de la prochaine redistribution, la meilleure
chose qui pourrait arriver au français [...] serait à mon
sens de rejoindre les départements de langues classiques.
Faire
cependant du français une autre langue classique et, dit cum
grano salis, un peu comme la
viande de porc est parfois vantée comme l'autre viande blanche,
non seulement me semble être une vue facile de l'esprit mais garde
encore, à mon sens, un certain relent d'impérialisme culturel.
Est-il besoin de rappeler avec Littré que les grammairiens anciens
appelaient écrivains ou poètes classiques ceux qu'ils mettaient
dans la première classe, et de là seront regardés
comme modèles? Voilà surtout, me semble-t-il, un raisonnement
bien français. Mon atavisme paysan et mon point de vue de Français-Américain,
condamné par la nécessité des temps à l'innovation
permanente, me fait préférer la voie des études culturelles
et le défi des cybercours, défi qui a été,
je le concède, un exercice ardu d'apprentissage mais ausssi d'enrichissement.
Sans
doute, la belle expression de "toile tissée sur le monde" vous apparaîtra
plus poétique en français que www (world wide web).
Cependant si vous remontez à l'origine des mots toile et web, l'image
est la même: celle du va et vient de la vague ou de la navette du
métier à tisser. L'étymologie nous rappelle également
que le latin texere,
qui veut dire tisser et nous a donné le mot toile, nous a aussi
donné le mot texte; deux mots dont l'espagnol nous rappelle la proximité
dans texto et
textil.
Vous me poserez peut?être cette question: Internet représente-t-il l'hégémonie américaine? ? 45% du traffic internet se fait aujourd'hui en anglais - Plutôt que de nous en plaindre, apprécions-en l'utilité et la commodité. Il permet en particulier à la culture française de se véhiculer d'une manière qu'elle n'a encore jamais connue. Quant à la langue elle-même, les Américains éduqués sont très conscients de ne connaître qu'une seule langue et vous en trouverez encore un bon nombre qui sont fiers de dire qu'ils ont étudié le français.
J'ai commencé en vous citant un homme politique, John Adams. Je terminerai en vous rapportant la réponse suivante de Condoleezza Rice, la conseillère du Président américain en matière de sécurité nationale, cette remarquable femme noire, pianiste de talent, spécialiste de russe, qui, prédisent certains, pourrait même être candidate, à la vice-présidence des Etats-Unis en 2004. Quand elle était étudiante à Denver, au Colorado, et qu'un professeur a entrepris d'exposer une théorie sur la supériorité intellectuelle des Blancs, elle s'est levée pour lui lancer: "Celle qui parle le français, ici, c'est moi. Celle qui joue Beethoven, c'est moi. Je possède votre culture mieux que vous. Ce sont des choses qui s'enseignent." Et sans doute que sans internet, qui m'a permis de consulter en deux clics de souris les Archives du Monde, je n'aurais pas découvert cet article de Patrick Jarreau du 4 janvier 2002. Vive l'internet et vive le français!
Notes:
1. Diary and Autobiography of John Adams, Harvard University Press, 1961. Cité par Laurence Wylie, "French Sails Into Boston", The French Review, The Bicentennial Issue, vol. XLIX, nº 6, 1976, p. 893.
2. Trois mois d1enseignement aux Etats-Unis. Notes et impressions d1un professeurfrançais, Paris. Hachette, 1912, p. 203. Cité par Antoine Compagnon. "L'état des études françaises aux Etats-Unis. A la recherche d'un nouveau statut". France-Amérique, 24 février-1er mars 1996.
3. "Pourquoi le français devient une langue comme les autres", Le Débat, nº 104, 1999, pp. 95-105.
4. Sur l'échec du melting pot et la montée du multiculturalisme, on pourra lire: "Etats-Unis: le 'melting pot' en échec", http://www.France-Amerique.com/infos/dossier/Multiculturalisme/dossier21.htm
5. Statistiques fournies par l'AATF National Bulletin, septembre 1999 et novembre 2000
6. Lire à ce sujet "The Unhyphenating of America", The Boston Globe, May 31, 2002."Four centuries after the Pilgrims reached Plymouth Rock, European-Americans are cutting their ancestral roots. In the last decade, the number of Americans who said they were English, Irish, or from another European derivation dropped by at least 32 million, according to new Census 2000 data. Six million more people than ten years ago, about 20 million, listed their ancestry as "American" or "USA." And millions more left it blank." (L'Amérique se défait de son trait d'union". Quatre siècles après l'arrivée des Pélerins au rocher de Plymouth, les Euro-Américains coupent leurs racines ancestrales. Selon les résultats du dernier census (année 2000), le nombre d'Américains qui, au cours de la dernière décennie, se disaient Anglais, Irlandais, ou d'une autre souche européenne, a diminué d'au moins 32 millions. 6 millions de plus qu1il y a dix ans, c'est-à-dire environ 20 millions de personnes, ont indiqué que leur héritage ancestral était soit "Américain" soit "USA". Et des millions d'autres ont simplement laissé la case en blanc) [Ma traduction].
7. "Le français: dans la concurrence, avec ses atouts", Le français dans le monde, nº 311, juillet-août 2000, http://www.fdlm.org/fle/article/311/pecheur.html