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George
Steiner : «La culture ne rend pas plus humain»
28/12/2000
Le sage
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28/12/2000
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L'Express
du 28/12/2000
George
Steiner
«La
culture ne rend pas plus humain»
propos
recueillis par Dominique Simonnet
Adieu
donc, et sans regrets! On ne le bénira certes pas, ce XXe siècle
enfin achevé. Qu'il fut, de toute l'Histoire, celui où l'homme
s'est montré le plus sauvage, le plus abominable à l'égard
de ses semblables, est désormais une triste évidence. Qu'on
puisse en même temps le créditer des plus formidables
avancées de nos connaissances et de nos modes de vie n'est pas une
contradiction. Mais une interrogation décisive pour la suite des
événements: ne faut-il pas vivre avec l'idée d'un être
humain qui, malgré ses apparences de progrès, reste
incarcéré dans sa nature profondément barbare? Un homme
qui, en dépit de l'épanouissement de sa culture, n'est pas
civilisé? L'écrivain et philosophe George Steiner en fait depuis
longtemps la matière de ses réflexions. On pourra le trouver sombre,
pessimiste, inquiet... Il l'est. Mais avons-nous aujourd'hui d'autre choix que
de renouer avec la pensée tragique? Dans une Europe désormais
sans Dieu, ne vaut-il pas mieux croire au diable pour avoir une chance de le
juguler?
Nous
quittons un XXe siècle dont le moins que l'on puisse dire est qu'il fut
tourmenté. Vous qui avez passé des décennies à
observer vos contemporains en prenant toujours pour grille d'analyse la culture
classique, quel regard portez-vous sur ce siècle achevé?
Le
siècle le plus meurtrier de l'histoire humaine... Les chiffres sont tels
qu'on ne les comprend pas. Les historiens nous diraient qu'entre août
1914 et mai 1945 70 millions d'êtres humains ont péri dans les
guerres, les camps, par la torture, la déportation, la famine; et on a
parlé de 100 millions de victimes du stalinisme... La barbarie ne s'est
pas déchaînée dans le Gobi ou dans l'Arizona, mais entre
Moscou et Madrid, entre Oslo et Palerme, et les deux guerres dites
«mondiales» furent avant tout des guerres civiles européennes.
La
barbarie serait en quelque sorte fille de l'Europe?
Les
idéologies totalitaires, utopies de la mort, que furent le nazisme et le
léninisme-stalinisme, plongent leurs racines dans l'histoire de
l'Europe. La chrétienté commence avec les grands massacres de la
Rhénanie, les croisades, les meurtres des juifs et des musulmans. Est-ce
que cela devait mener à la Shoah? L'affirmer serait faire preuve d'un
déterminisme un peu naïf. Mais, dès ce moment, le massacre était
à portée de pensée, il était «conceptualisé».
Tout cela, c'est l'Europe. On l'a peut-être oublié, mais c'est la
Belgique qui a déclenché le grand meurtre au Congo belge (des
spécialistes parlent de 10 millions de victimes). La technologie du
nettoyage racial, y compris l'indicible horreur des mutilations
systématiques, était en germe dans ces premiers
déchaînements perpétrés sous le roi Léopold
II. Pol Pot et le Rwanda étaient inscrits au calendrier. Je vais le dire
avec solennité: ce siècle a fait baisser le seuil de ce qui
était humain dans l'humanité. Nous savons maintenant de quoi
l'homme est capable.
Ne
le savait-on pas auparavant?
En
voyant les boucheries de Passchendaele, en 1917, et de la Somme, en 1916, on
aurait dû commencer à le comprendre. Toutefois, je suis
persuadé que le nombre de ceux qui savaient ce qui se passait à
Auschwitz était très faible. Non, on ne savait pas que l'on
pouvait chanter Schubert le soir et torturer un être humain le matin.
Seuls quelques génies de la nuit, tel Dostoïevski, l'avaient
pressenti. A la fin de sa vie, Sartre dit: «Savez-vous lequel de nous
restera? Céline.» Il y a en effet dans l'infamie de Céline
ce coup d'oeil; il a su, lui aussi. Personne ne voulait entreprendre ce Voyage
au bout de la nuit...
Cette
défaite de l'Europe civilisée, c'est pour vous la défaite
de la culture.
Oui.
L'éducation, la culture philosophique, littéraire, musicale,
n'ont pas empêché l'horreur. Buchenwald est situé à
quelques kilomètres du jardin de Goethe. Il paraît qu'à
Munich, pendant la Seconde Guerre mondiale, de l'entrée de la salle de
concert où l'on donnait un superbe cycle Debussy, on pouvait entendre
les cris des déportés hurlant dans les trains qui les
conduisaient à Dachau, situé tout près de là. On n'a
pas vu un seul artiste se lever et dire: «Je ne peux pas jouer, je
porterais outrage à moi-même, à Debussy, et à la
musique.» Et pas un instant cela n'a diminué le génie du
jeu. La musique n'a pas dit non!
Non
seulement la belle idée de culture issue des Lumières faillirait
à son rôle d'humaniser le monde, mais elle le détournerait
de cette tâche?
Exactement.
A la fin de ma vie, je fais le cauchemar d'un tel détournement.
Humaniser l'homme par la culture, c'était la grande promesse des
Lumières. «Au fur et à mesure que déclineraient les
croyances religieuses, affirmait Voltaire, les haines se dissiperaient.»
La fin de la croyance se révèle un processus beaucoup plus
dangereux que ne l'avaient prévu les philosophes. En quête d'un
enfer, nous avons appris à l'édifier et à le faire
fonctionner sur terre. Nous connaissons non seulement une crise de la culture,
mais aussi un renoncement à la raison. La promesse des Lumières
n'a pas été tenue. Les bibliothèques, musées,
théâtres, universités peuvent très bien
prospérer à l'ombre des camps de concentration. Nous le comprenons
maintenant: la culture ne rend pas plus humain. Elle peut même rendre
insensible à la misère de l'homme.
Et
c'est vous qui affirmez cela, vous qui avez consacré votre vie à
étudier et à enseigner les humanités!
Pour
moi, la fonction «humanisante» des sciences humaines doit
être sérieusement mise en doute. Les
«humanités», les «lettres humaines»... Quels
mots orgueilleux! Quelle ironie! Que sont-elles devenues, ces humanités?
Quand j'étais lycéen à Janson-de-Sailly, un professeur
nous a lu cette phrase d'Alain: «Toute vérité est l'oubli
du corps.» On apprend cela à des gosses! Mais, si toute
vérité est l'oubli du corps, alors cela implique le massacre! Je
sais très bien qu'Alain utilisait cette phrase comme une boutade
ultraplatonicienne, mais cette doctrine s'est insinuée en moi, et j'ai
commencé, dès l'enfance, à me laisser prendre par le
vertige de l'abstraction. Il faut que je le dise: quand j'ai passé ma
journée à étudier Le Roi Lear ou Les Fleurs du mal et que je rentre le
soir encore sous l'emprise de cette transcendance, eh bien, je n'entends pas le
cri dans la rue. Il y a dans la haute culture une force telle que les vraies
misères humaines, banales, vulgaires, chaotiques, ont moins d'impact. La
larme de Cordélia est plus vive, plus immédiate, plus
réelle que le cri dans la rue. L'esthétique, la beauté,
une page de Shakespeare, de Kant, de Descartes, de Hegel ou de Bergson, font
battre en retraite un peu de la réalité quotidienne. Alors,
après avoir enseigné pendant cinquante-deux ans, je me demande
maintenant: «Est-ce que je savais ce que je faisais? Pouvons-nous
vraiment établir un lien entre la haute culture et une conduite plus
humaine?» Je me pose sans cesse cette question.
Avez-vous
une réponse?
Dans
ma vie, j'ai rencontré cinq ou six étudiants qui étaient
plus doués que moi, plus créatifs. Un jour, à Cambridge,
une de mes étudiantes, première de promotion, m'a dit:
«J'ai en horreur tout ce que vous m'avez enseigné; je
déteste tout ce que vous représentez; je ne veux plus jamais
entendre parler de culture, et je pars comme médecin aux pieds nus en
Chine.» Quelques années plus tard, j'étais invité
à Pékin, et l'ambassadeur de Grande-Bretagne m'a donné des
nouvelles de cette femme. Elle était effectivement médecin, dans
un village sans eau ni électricité... Eh bien, elle est
peut-être ma seule réussite.
Qu'est-ce
qui vous a conduit à une telle prise de conscience?
L'un
des tournants fut les événements du Cambodge. A la
télévision, on nous a annoncé que Pol Pot avait
enterré vivantes 100 000 personnes. Ce jour-là, en
Amérique, en Russie, en Israël, en France, on aurait dû se
lever et dire: «Non! Trente-cinq ans après Auschwitz, nous ne
pouvons pas nous regarder dans notre miroir en sachant cela. Tant pis pour les
intérêts juridiques ou géopolitiques de ce panier de crabes
qu'est le Cambodge, nous allons arrêter cela parce que nous sommes des
êtres humains!» Dire cela aurait peut-être changé
l'histoire de l'homme. Eh bien, non! Rien de tel. J'ai écrit à
des gens influents en Israël pour les mobiliser. Rien. Et ma chère
Grande-Bretagne a continué à vendre des armes subrepticement aux
Khmers rouges. Peut-être que la souffrance actuelle est perçue
différemment, parce qu'elle est immédiatement sue, vue, entendue.
Aujourd'hui, nous sommes informés comme jamais auparavant. Les
médias nous rendent témoins. Mais, témoins, nous devenons
complices. Nous tolérons l'insupportable.
Tout
au long de l'Histoire, certains ont su dire non.
Les
grands «non à la barbarie» sont venus de gens que l'on dit
simples, «Die einfache Leute, die es nie sind », dit Bertolt
Brecht (les gens simples, qui ne le sont jamais). Des individus magnifiques ont
perçu la dimension de l'abîme: Simone Weil, qui a eu
l'hallucination de la vérité, comme un coup de soleil, ou
plutôt de nuit, sur le cerveau humain; Robert Antelme, Primo Levi... Cela
n'arrête pas les massacres dans les Balkans ni le meurtre des enfants.
Avec
le siècle, il nous faut donc enterrer les Lumières et
l'idée du progrès salvateur?
N'est-ce
pas notre dette pour ce que nous venons de faire à l'homme? Pouvons-nous
vraiment continuer comme si de rien n'était? Le bond en avant de la
science, de la technologie, de la médecine est considérable. Mais
l'Histoire n'est plus pour nous une progression. Nous sommes désormais
plus menacés que ne l'ont jamais été les hommes et les
femmes de l'Occident civilisé depuis la fin du XVIe siècle. Il
nous faut donc reprendre les assises fondamentales de la tradition occidentale,
reconstruire notre système de valeurs. Rien n'est plus difficile que de
lutter contre la sauvagerie humaine révélée par Freud,
Nietzsche, Kant. «Toutes les civilisations sont mortelles», a dit
Valéry. J'ajouterais: toutes les éthiques le sont aussi.
Quelle
éthique, même éphémère, pourrions-nous alors
reconstruire pour le nouveau siècle?
Ce
qui réassurait autrefois notre haute culture, c'était la
théologie. Finalement, l'hypothèse de Dieu confortait les
valeurs, y compris les valeurs esthétiques. Mais, si les gens sont de
moins en moins croyants, il faudra trouver une morale de l'homme, une morale
sans Dieu, sans décalogue, pour nous aider. Il faudra se dire:
«Nous sommes seuls sur cette terre, avec les animaux, c'est tout ce qui
nous reste.» S'il n'y a pas de vie après la vie, peut-on créer
une éthique séculière? Ce sont de nouveau les grands
écrivains qui nous montrent le chemin. A la fin de La Condition
humaine, de
Malraux, l'un des deux communistes, qui va mourir d'une mort atroce, passe la
pilule de cyanure à l'autre pour lui éviter de souffrir. Il agit
au nom d'une morale selon laquelle l'homme est responsable de sa dignité
ultime. Nous avons donc des bases, des penseurs de la solitude de l'homme sans
Dieu, dont, bien sûr, les grands philosophes classiques athées.
Une
nouvelle morale athée, qui serait éclairée par les
infamies du XXe siècle?
Malraux
avait dit: «Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas.»
J'ose le contredire: je crains que, si ce siècle est religieux, il ne
sera pas. J'ai l'espoir qu'il y ait des hommes pour penser notre condition
humaine, et non plus transcendantale. Que le fanatisme idéologique
devienne le péché originel! Nous sommes avant le langage humain,
affirme Heidegger, nous n'avons pas encore commencé à apprendre à
penser et à parler.
Où
puiser cette nouvelle morale?
J'ai
eu la chance de vivre à l'université de Princeton et à
Cambridge, entouré des princes de la haute science. En lettres, nous
bluffons du matin au soir. En sciences, pas de bluff: si on triche, on est
fini. Comparée à l'anathème du monde scientifique,
l'excommunication médiévale n'était rien. Je crois que
l'on peut trouver, dans les sciences, une morale de la vérité,
une poétique de demain, un sens de l'avenir qui pourraient être le
germe de certains critères d'excellence humaine.
Tout
ce que peut faire la science, elle finit toujours par le faire. On peut
craindre que, pas plus que la musique, elle ne sache dire non.
Vous
êtes encore plus pessimiste que moi! Certes, certains chercheurs pensent
que le Nobel vaut bien une messe. Mais ceux que je connais montrent un haut
niveau d'inquiétude et de rigueur. Et comment peut-on parler de culture,
aujourd'hui, sans scientifiques? Quand on est sur le point de savoir remplacer
des parties du cortex humain, alors que deviennent le «moi», le
«je»? Finalement, revient dans toute sa gloire M. Rimbaud:
«Je est un autre.» Lorsque, en 1993, le mathématicien Andrew
Wiles a résolu le grand théorème de Fermat, mes
collègues, ivres d'excitation, m'ont dit: «It is so beautiful! Il
a choisi la plus belle approche.» Pour les mathématiciens, ce mot,
«beauté», avait un sens concret que je ne pouvais même
pas comprendre.
Vous
voilà bien loin de vos chères humanités...
Quand
on a 71 ans, on essaie de se poser les questions essentielles. Tel est
d'ailleurs le but de la pratique juive: s'interroger, souvent se juger coupable
et essayer d'être un pèlerin de la vie. Nous avons, je crois,
cette fonction dure et triste de nous demander: «Où est-ce que
cela a raté?», un peu comme on pratique une autopsie à la
suite d'un mauvais traitement à l'hôpital. Là où les
systèmes philosophiques nous ont fait défaut, la science reste
active. Nous sommes face à trois grands défis: la création
de la vie in vitro, qui va bouleverser le droit, la politique, la philosophie;
l'analyse de la conscience humaine, du Bewusstsein en tant que
mécanismes neurochimiques; et enfin la théorie de l'Univers de
Stephen Hawking et de ses collègues. Comparé à cela,
qu'est-ce qu'un Goncourt? Qu'est-ce que le poststructuralisme ou le
postmodernisme? On en revient à cette grande et terrible phrase
française: «Tout le reste est littérature.»
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