L’Ouest et l’invention de l’Amérique française:

de ‘l’empire de rêve’ à l’endurante complicité


 
 

“A mari usque ad mare.” De vous voir ici, du Pacifique à l’autre rive de l’Atlantique, et tout spécialement vous, habitantsde “La France au-dela des mers,” comme l’écrivait l’angevin René Bazin, convoqués par “La France, sa germaine”et rassemblés quasi religieusement dans cette vétuste bâtisse à l’ouverture de ce “triduum” de la francophonie nord-américaine, m’inciterait après avoir cité le psalmiste àajouter “Fratres” et à me faire prédicateur de circonstance. Que ce proverbe numérique vous aide donc à mieux suivre mon “prêche”: “Il y a neuf choses qui me viennent à l’esprit, écritL’Ecclésiastique, et une dixième que je vais vous dire.”


 

“Invention de l’Amérique française”. A vrai dire, quelle Amérique française? La première chose qui vient à l’esprit, c’est que, s’il existeune Amérique espagnole et une Amérique portugaise (on se souviendra de la Bulle d’Alexandre VI), il n’existe pointstricto  sensu d’Amérique française.Celle-là restera, Madame Tétu de Labsade, pour reprendre l’expression de votre collègue à l’université Laval, M. Luc Bureau, “un grandiose empire de rêve”, dont le Québec, serait, dit-il, le “dernier avatar.”(1) A existé certes, etc’est la raisonde cette “célébration”, répartie sur une moitié ducontinent nord-américain peint à un moment de l’histoire aux couleurs de la France,une Nouvelle-France, à la foisinventée au sens juridique du terme “inventio”, signifiant “prise de possession de territoires”(2) et inventée égalementde l’extérieur, comme j’essaierai brièvementde l’illustrer.Nouvelle-France ou Empire de rêve, qui sera anéanti par la raison même deson immensité. 


 

Déjà Rabelais, faisant mention au deuxième chapitre du Quart Livre d’un circuit “[pas] moins grand que de Canada,” avait notécette“vastitude”, reflétée dans la devise du pays à l’emprunt biblique: “A mari usque ad mare.” Et pour les Etats-Unis, ce furent en fait quelque 30 des 50 Etats à être découverts, explorés ou baptisés par des Français ou des Canadiens-Français. Peut-être ne saurons-nous jamais si le territoire du Maine doit son nom à l’ancienne province du même nom ou si, plus prosaïquement, il fut ainsi appelé pour être reconnu comme le “main land” par opposition aux îles côtières. Quel terme néanmoins est plus américain que celui de prairie?Les Français, paraît-il, excellaient dans leur esprit inventif à trouver le mot juste pour décrire ce qu’ils découvraient. Ainsi, certains glorieux sommets des Rocheuses portent encore un nom que Rabelais, profitant sans doute d’un bon vent de galerne, semble leur avoir soufflé: les Grand Tetons (3).
 

La deuxième chose qu’il convient tout particulièrementdesoulignerestque le rêve denombre de ces découvreurs ou explorateurs reste associé ànosprovinces de l’Ouest. Que ce soittout d’abordGiovanni da Verrazano (1481-1528), ce Florentin dont la Normandie était devenue le fief d’adoption, rêvant, après Marco Polo, d’aborder aux “bienheureux rivages de Cathay”. C’est à lui, lisons-nous dans les Relations des Jésuites, que revient l’honneur d’être“le parrain de la Nouvelle-France,” ainsi que nous le rapporte le Père Biard, ce missionnaire et historien qui nous raconte l’essai de colonisation en 1613 dans l’île des Monts-Déserts (4). Les souvenirs de l’Arcadie du Péloponnèse et la beauté des arbres de la côte américaine que Verrazano venait de découvrir nous ont également laissé le nom d’Acadie ;une Acadie que le jeu involontaire des cartographes allait transporter beaucoup plus au nord, une Acadie réduite de nos jours, on saura vous le dire sans doute, au Nord-Est du Nouveau-Brunswick. En second lieu, il faut, bien sûr, rappeler de nomde Jacques Cartier (1491-1559), dont le rêve était de découvrir le fabuleux “royaume du Saguenay”, rêve aussi, qu’ila même cru réalisé,de ramener dans ses cales ce qu’il estimait “être des diamants.” Il me faut égalementciter Jean Ribaut (v. 1520-1565), le dieppois, qui installa la première colonie huguenote en Caroline du Sud, et surtout, pour le Québec et le Vermont, Samuel de Champlain (v.1570-1635), le saintongeais, Jean Nicolet (1598-1642), le cherbourgeois, ou encore l’explorateur du Mississippi, Robert Cavelier de la Salle (1643-1687), le rouennais.


 

L’histoire de la Nouvelle-France -- et c’est la troisièmechose qu’il me faut aussi souligner - commence traditionnellement avec les voyages de Jacques Cartier, qui, après avoir quitté Saint-Malo le 20 avril,était arrivé à Terre-Neuve le 10 mai 1534. Lafrontière canado-américaine, que nous franchissons aujourd’hui si aisément, sépare toujours deux Cartier: découvreur-découvert d’un côté, “capitaine missionnaire” à la fois exalté etrabaisséde l’autre. 
 

Version américaine : voici comment l’Encyclopedia of Colonial and Revolutionary America, résume ses “descouvertures”:
 


 

“Les ordres qu’avait reçu Cartierdu roi de France étaient la recherche de l’or et de métaux précieux ainsi que celle d’un nouveau passage pour la Chine. Au lieu de cela, un groupe d’Indiens Micmacs le découvrit etproposa aux Français de faire du troc. Le commerce de pelletries allait se révélerle facteur dominant de la vie dans la Nouvelle- France (5).”

Version canadienne: voici un premier exemple tiré de La Légende d’un peuple (1890) du poète hugolisant Louis Fréchette, dont nous entretiendraM. Antoine Sassine:

C’est Cartier, c’est le chef de la France indiqué;

C’est l’apôtre nouveau par le destin marqué

Pour aller, en dépit de l’Océan qui gronde,

Porter le verbe saint à l’autre bout du monde!

Un éclair brille au front de ce prédestiné (6).





Le second exemple, qui me paraît pertinent car nous sommes au pays de “l’aimable poète” angevin, est une parodie de l’illustre sonnet du “Beau Voyage”.Dans ces “méchants” vers, Cartier de même exprime ses Regrets:
 
 

Je suis venu si loin

Pour m’enrichir d’années, de vieillesse et de soins,

Et perdre en voyageant le meilleur de mon âge.

Ainsi le marinier souvent pour tout trésor

Rapporte des harengs au lieu de lingots d’or,

Ayant fait, comme moi, un malheureux voyage (6).






En toute justice, que soit réaffirmé que l’héritage de Jacques Cartier demeure important. Ses découvertes sont notées dès 1542 sur les cartes de Desceliers (1542-1546) et sur la cartedite de Vallard (1547). Grâce à Cartier, le Saint-Laurent, depuis Montréal jusqu’au golfe, est désormais intégré dans l’univers connu de l’Europe (7).
 
 

“Empire de rêve”. Arrêtons-nous un instant avec cette quatrième remarque à cette “délicieuse contrée que les habitants des Etats-Unis appellent le nouvel Eden et à laquelle les Français ont laissé le doux nom de Louisiane.” Vous aurez reconnu la prose enchanteresse du “Prince des Songes” sur laquelle reviendra M. Robert Baudry. Pour Chateaubriand, les radeaux de bois morts, encombrant le Mississippi et bloquant la navigation, que les Louisianais nomment avec prosaïque justesse des “embarras,” sont métamorphosés en “vaisseaux de fleurs, [...] déployant au vent [leurs] voiles d’or...”


 

Comme l’a noté Mathé Allain, “Pendant longtemps la Louisiane fut inventée de l’extérieur et, [dès] le 18e siècle, [elle] apparaît avec deux visages bien tranchés : paradis terrestre ou désert affreux.”Lisez encore dans les Relations des Jésuites la lettre du père du Poisson, missionnaire aux Arkansas, remontant le Mississippi: “rien de beau, écrit-il au père Patouillet, rien [...] que la forêt continuelle [..] et la solitude affreuse [ ...].”La seule compagnie?Celle des maringouins, qui vous “entrent dans la bouche, dans les narines, dans les oreilles [...]. Ce petit animal, conclut-il, a fait plus jurer depuis que les Français sont au Mississippi que l’on avait juré jusqu’alors dans tout le reste du monde.” “Ce pays ne vaut pas un fétu de paille,” écrivait de son côté au ministre, le 26 octobre 1713, Antoine de la Motte Cadillac gouverneur de 1713 à 1718.Par contre, cette même année 1718, vous pouviez lire dans le Mercure de France --car il fallait bien attirer des colons dans cet “empire de rêve”--que ce “terroir charmant” regorgeait de “tous les gibiers de France & d’autres qui n’y sont pas connus ; [et que] les Sauvagesen fournissenttant que l’on veut pour très peu de choses (8).” Bref, Louisiane bifrons, à la fois mythique et répulsive, “dernier lambeau de cet Empire évanoui,” telle que saura nous la faire revivre M. Patrick Griolet. 


 
 

Empire évanoui, empire inventé… S’il a existé, en Amérique du Nord, et ce sera ma cinquième remarque, ce qu’Eric Waddell nomme “l’idée d’une Amérique française (9),”ce fut sans doute vers la fin du 19e siècle, à l’intérieur de cette “WASP” contrée, je veux dire la White Amérique Saxonisante et Protestante de la Nouvelle-Angleterre, réduite cependant sur les cartes françaises de l’époque - celle de Sanson d’Abbeville, par exemple, dessinéeen 1657 - à une sorte d’enclave, tandis que la prétentieuse Nouvelle-France - empire de rêve sur papier - envahit tout, même la partie de l’Atlantique sur laquelle la Nouvelle-Angleterre étend son littoral et que le géographe du roi englobe avantageusement dans “la mer de Canada.” Nouvelle-Angleterre qui deviendra synonyme de “Nouvelle-Terre” pour le million de Canadiens français qui, tentés par l’“American Dream”, entre 1870 et 1929 quittèrent la province de Québec pour chercher du travail dans les Etats voisins du sud,i.e., du Maine au Rhode Island, dans les “moulins” - comprenez les filatures - de Waterville et de Woonsocket, ou encorede Lowell au Massachusetts,laquelle tient son nomde Francis Cabot Lowell (1775- 1817), fondateur de l’industrie américaine du coton. 


 

Rêve américain, mais aussi rêve tout court, pour certains militants Canadiens-Français d’alors, d’y établir un nouveau royaume qui regrouperait le Québec et la Nouvelle-Angleterre sous la bannière du catholicisme. L’un des journaux de Woonsocket, La Vérité, en date du 5 novembre 1895, sous la plume de son éditeur Jules-Paul Tardivel affirmait: “Il faut savoir le dire sans ambages: notre destinée n’est pas d’être absorbés dans le grand tout anglo-américainmais de constituer une Nouvelle-France.” Diamétralement opposée était la vision du New York Times, dont l’ éditorialdu 6 juin 1892aurait déjàpu servir de signal d’alarme:


 
 

[. . .]leur singulière ténacité en tant que race,leur extrême dévotionà leur religion et leur transplantation dans les centres manufacturiers et les districts ruraux de Nouvelle-Angleterre signifient que le Québec s’est transféré corps et âmes à Manchester,Fall River etLowell. Non seulement le curé français suit la paysannerie française dans leurs nouvelles demeures, mais il emmène l’église paroissiale,la vaste résidence de son presbytère,le couvent des religieuses et l’école paroissiale pour l’éducation des enfants. Par le moyen de la langue françaisesontégalementperpétuées les idées et les aspirations françaises, et sontégalement disposés sur la voie de l’assimilationde ce peuple à notre vie américaine et à notre façon de pensertous les obstacles possibles.Mais il y a quelque chose d’encore plus important dans cette transplantation:non seulementce peuple est constitué en un corps organisédont la devise est“Notre religion, notre langue et nos moeurs ”mais encorece dernierest gouverné par un principe directement opposé à ce qui a fait la Nouvelle-Angleterre ce qu’elle est (10).”

Ici point d’exotisme, mais antagonisme de l’irréalisable “e pluribus unum” de nos Etats-Unis multiculturels, auxquels les usages linguistiques restreignent une Amérique saxonisante, et uniformité naguère rêvée du“grand faitout “ assimilateur face à l’inaliénable droit à la différence.


 

Puissent ces illustrations vous permettentde mieux comprendre - et ce serala sixième chose que je voudrais souligner - la souffrance et l’écartèlement que peut parfois créer une double appartenance américaine et française. Voici comment le poète franco-américain, Rosaire Dion-Lévesque (1900-1974), dans ce sonnet intitulé Mon pays et publié dans son dernier recueil, Quête, paru en 1963, douloureusement s’interroge:

Ainsi je ne saurais, ô monbrutal pays,

Mon pays si cruel et si plein de défis

Dire pourquoi je t’aime entre toutes les terres.

Pourquoi mon coeur, français comme une fleur de lys

Vagabond comme un vent du printemps, a choisi

De vivre et de mourir sous tes cieux téméraires!





La septième chose qui me vient à l’esprit pour illustrer ce que j’appelle la complicitéou complexité- deux motsd’ailleurs de même racine-- des liens de cet héritage français, c’est de rappeler que si de l’Alabamaau Wyoming et de l’Albertaau Cap-Breton, nous tous icirassemblés,Américains, Canadiens, Français, Français-Américains ou Franco-Américains, nous ne parlons pas tous le même français, nous habitons tous la même langue. “Langue singulière,” écrivait cet autre regretté poète franco-américain Normand Dubé. “Langage de mon père, patois dix-septième,” chante Gilles Vigneault. Patois de mon enfance vendéenne, qui fut aussi celui de ce Franco-américain et Lowellois, roide la “beat generation” auréolé de sa sulfureuse légende, Jack Kerouac. Permettez que je me rajeunisse d’un demi-siècle avec un souvenir personnel.Dans Visions de GérardKerouacfait allusion à son patois d’enfance, qui fut salangue maternelle, qui fut aussi malangue maternelle. Et à 3448 milles et seulementquelque dix ans de distance, je répétais après Ti-Jean: “Je vous salue, Mârie, pleine de grââce”,“mélangeant indistinctement grâce et graisse, ironise Kerouac, carles enfants du catéchismene disaient pas

grâce mais “grawse”, et écrasant, moi aussi, ce “grââce” d’une façon si inélégante que, M. Aubry, notre instituteur, thouarsais et citadin, nous forçait à répéter à l’unisson: “Papa ira à la foire de Thouars.”


 

Et la huitième chose que je vous dirai, c’est que si la “France, mère des arts,” comme la chantait du Bellay, a eu beaucoup de malà se défaire de sa positionmaternaliste, applaudissons, dans ce colloque international de la francophonie, les progrès de son ouverture à un français pluriel et pluriellement accentué. Dans ce manifeste ludique qu’est la Défense et illustration de la langue québecoise, Michèle Lalonde, rêvait alors tout haut en proclamant :
 


 

“Par Langue Québecoyse, je n’entends pas autre chose que la Langue Françoyse elle-même, telle qu’elle s’est tout naturellement déterminée en Nouveau Monde, à cent mille lieux de la Mère-patrie mais sans horrible complexe d’Oedipe, empruntant au besoin tantôt un mot indien, tantôt un terme anglais mais non pas cinquante mille (11).”

 

Et elle l’illustrait d’un certain nombre de savoureux québecismes, tels que “bardotter, brunante, couraille, glissette, gosser, peinturer… ” qu’en 1973 elle ne trouve, dit-elle, “nulle part en Larousse,”mais auxquels l’ouverture à une francophonie plurielle ont aujourd’hui donné acceptance.Cette impensable audace lui avait valu dans L’Express du 20 décembre 1980 lacinglante riposte d’un Yves Berger avec ce titre éloquent: “Québec:maudit français!” Malvenu qui aujourd’hui en France s’y risquerait!Quant à l’accent québecois, si Françoise Sagan osait encore, il n’y a pas si longtemps,parler d’ “accent grotesque” - mais, dans Les Chouans, tout Balzac qu’en fût l’auteur, n’est-il pas question des “sons rauques d’une voix bretonne”? - ces sons rauques et cet accent grotesque sont devenus dans une toute récente page du Nouvel Observateurla “jolie voix de rocaille” dudirecteur de l’Immigration du Québec, venu dans le Morbihan tenter nos désenchantés agriculteurs de l’Ouest et les attirer vers les espaces plus chantants de la Belle Province (12). Et, je ferai aussi référence à quelqu’un qui est parmi nous,uneFranco-Américaine “pure laine” et parfaite bilingue, que cite Caméra Vidéo(avril 1993) à propos de son programme vidéo Bonjour d’Europe. “Louise Péloquin,écritDanielle Molson,enveloppe ses invités d’un pittoresque accent québecois (13).”


 

Plus besoin donc comme Jean de Meung de s’excuser de notre langage “rude, malostru et sauvage.” Et surtout conscience accrue de cet héritage, alors que s’éteignent inéluctablement en Louisiane comme en Franco-Américanie les derniers accents de nos provinces. Que ce colloque de province précisément - ce sera ma neuvième remarque et mon souhait - aide à mieux cerner la réalité de ce qui est, là aussi, parfois inventé de l’extérieur. Je prendrai pour exemple ce que nous pouvons lire en première page dans le volume IV, publié à Paris en 1990, sous un titre germain du nôtre, Souvenirs et Présence de la France sur le territoire actuel des Etats-Unis.Quiconque prendrait pour parole d’Evangile la solennelle préface de M. Alain Peyrefitte, se ferait une idée bien fausse du vécu de 1994. Je cite à  propos de la Nouvelle-Angleterre.
 

 
“deux millions de “Francos” en 1980, dont 400 000 encore parlaient quotidiennement notre langue. […] Comme ils sont émouvants, avec leurs paroisses, qui sont loin d’être désertées, leurs quotidiens et leurs magazines, leurs maisons d’édition, leurs associations, leurs collèges...(14).”
 

Ayant échangé, il y a quelque trente ans, les rives de la Sèvre Nantaise pour celles du fleuve Merrimack, “l’indolente rivière qui retient le rêve indien,” pour citer de nouveau Dion-Lévesque, permettez-moi de parler de ce que je connais mieux que M. Peyrefitte. Leurs collèges? Leurs paroisses? En 1892, oui, le collège St-Joseph de Lowell comptait 1700 élèves. Devenue en 1928 St-Joseph High School, cette école franco-américaine en 1991 perdait complètement son identité par sa fusion avec deux autres écoles privées. Et par une coïncidence significative, en mai 1993, nous avons vu: 1. la terminaison officielle du programme de français à l’université du Massachusetts à Lowell ; 2. la suppression de la chaîne câblée Radio-Canada que nous offrait depuis 1978 la compagnie locale de câble ; 3. la fermeture, après 125 ans d’existence, de l’église Saint-Jean Baptiste, la paroisse-mère des Franco-Américains de Lowell, celle-là même qui accueillit en octobre 1969 la dépouille mortelle de l’auteur des Clochards célestes, laquelle, aujourd’hui, tel un vaisseau fantôme sur la rue Merrimack, “entre les bloques aux bardeaux dépeinturés” (Normand Dubé, 1978) de ce naguère industrieux et aujourd’hui déserté “Petit Canada,” mérite plus que jamais l’appellation que Kerouac lui donnait déjà dans Maggie Cassidy “massive cathédrale de Chartres des taudis.”
 

Leurs quotidiens, leurs magazines? Que reste-t-il de la presse française aux Etats-Unis? Oui, celle de Nouvelle-Angleterre fut, à son heure glorieuse, extraordinairement féconde; Mme Biron-Peloquin, collaboratrice à Lowell jusqu’en 1957 à L’Etoile,le quotidien de son père,M. Louis Biron, saura vous le dire avec éloquente émotion. Mais, à l’exception de France-Amérique, l’hebdomadaire français, publié à New York avec le concours du Figaro et fondé en 1828 sous le titre Le Courrierdes Etats-Unis, que reste-t-ilaujourd’hui? Comme le remarquait pertinemment M. Paul Paré dans un numéro récent du modestissime mais tenace Journal de Lowell, “ce n’est pas par hasard si les deux journaux américains [qui survivent], Le Journal Français d’Amérique (bi-mensuel), et Le Soleil de Floride (mensuel), sont presque exclusivement destinés, le premier, à des Français et le second, à des Québecois (15)”, des Québecois, ajouterai-je, ayant fui leur “pays qui n’est pas un pays, mais l’hiver.”


 

Gilles Vigneault me ramène au Canada et au Québec, sur lesquels je voudrais conclure.Complexité d’un Canada bilingue et complicité d’un Québec français, que j’aimerais illustrer au moyen de deux citations -- méditation si vous préférez etdixième remarque, --l’une, bien connue, tirée de la correspondance de Tocqueville à l’Abbé LeSieur, laquelle, bien que datée du 7 septembre 1831, garde encore toute sa pertinence:


 
 

Il y a dans la seule province des Bas-Canada 600 000 descendants de Français. Je vous répondsqu’on ne peut leur contester leur origine.Ils sont aussi Français que vous et moi.Ils nous ressemblent même bien plus que les Américains ne ressemblent aux Anglais. Je ne puis vous exprimer quel plaisir nous avons éprouvé à nous retrouver au milieu de cette population.Nous nous sentions comme chez nous, et partout on nous recevait comme des compatriotes, enfants de la Vieille France, comme ils l’appellent.A mon avis, l’épithète est mal choisie. La vieille France est au Canada, la Nouvelle est chez nous.Nous avons retrouvé là, surtout dans les villages éloignés des villes, les anciennes habitudes, les anciennes moeurs françaises (16).”


 

La seconde est également extraite d’une lettre, mais cette fois-cid’un Canadien-Français, d’un Québecois dirions-nous aujourd’hui, un certain Fortunat Bélanger, auquel rendit visiteRené Bazin, que je citais en débutant,en voyage officiel aux Etats-Unis et au Canada où il représentaitl’Académie Française lors de la mission Champlain. (Mentionnons entre parenthèses qu’il fit le 6 juin 1912 une conférence remarquée, nous dit l’Abbé Armand Yon17,à l’université Laval). Ce Fortunat Bélanger, dont M. Bazin nous dit transcrire fidèlement la lettre, à la différence de Rosaire Dion-Lévesque, savait, lui,harmoniser sesdeux cultures, un peu à l’instar de l’habitante des Monts-Déserts, cette “nomadedes cultures” que fut Marguerite Yourcenar, quipouvait dire: ”J’ai plusieurs cultures, comme j’ai plusieurs pays.J’appartiens à tous.”Voici ce qu’ écrit Fortunat Bélanger:


 
 

“Rivière-du-Loup, Montmagny,mai 1912.

 

[...]si je comprends bien votre visite, vous venez étudier l’âme française en Amérique. [...]. “Vos malheurs, vos succès, vos gloires, trouvent un écho dans nos coeurs, et cet attachement profond à la vieille mère patrie ne nous empêche pas d’être de loyaux et fidèlessujets britanniques. Expliquez cela si vous le pouvez (18).”
 


 
 

“Heureux, ajoute L’Ecclésiastique dans ce même proverbe numérique, qui peut s’adresser à un auditoire attentif.”Je vous remercie de l’avoir été.


 

NOTES

1. Entre l’Eden et l’utopie; Les fondements imaginaires de l’espace québecois. Montréal, Québec/Amérique, 1984, p. 13.
2. Ronald Creagh, Nos cousins d’Amérique. Paris, 1988, p. 20.
3. John Francis McDermott, “The French Impress on Place Names in the Mississippi Valley”, Journal of the Illinois State Historical Society, Vol. 72, 1979, p. 224 & p. 226.
4. Cité par Samuel Eliot Morison, The European Discoveryof America; The Northern Voyagesa.d. 1500-1600,Oxford University Press,1971, p. 324. 
5. “Cartier’s orders from the French crown were to search for gold and other precious metals and for a route to China.Instead, a group of Micmacs Indians discovered him and suggested that the French trade for furs.The fur trade would prove to be to be the dominant factor in the life of New France.”(Jay Gitlin, Yale University) [ma traduction] inJohn Mack Farragher, Encyclopedia of Colonial and Revolutionary America, 1990, p. 148.

6. Cité par Heinz Weinmann, Du Canada au Québec, Généalogie d’une histoire, Montréal: L’Hexagone, 1987, pp. 70-72.

7. Voir Dickinson et Mahn-Lot, 1492-1992 Les Européens découvrent l’Amérique, Presses Universitaires de Lyon, 1991, p. 34.

8. “L’invention de la Louisiane”. Les autres littératures d’expression française d’Amérique du Nord, Cahiers du CRCCF, Ottawa, 1987, pp. 105-107.

9. “La grande famille canadienne-française : divorce et réconciliation” ,Les autres littératures d’expression française d’Amérique du Nord “,Cahiers du CRCCF, Ottawa, 1987, p. 9.

10.[...] “their singular tenacity as a race and their extreme devotion to their religion and their transplantation to the manufacturing centers and the rural districts in New England means that Quebec is transferred bodily to Manchester and Fall River and Lowell.Not only does the French curé follow the French peasantry to their new homes, but he takes with him the parish church, the ample clerical residence, the convent for the sisters, and the parochial school for the education of the children.He also perpetuates the French ideas and aspirations through the French language, and places all the obstacles possible in the way of assimilation of these people to our American life and thought. There is something still more important in this transplantation.These people are in New England as an organized body, whose motto is Notre religion, notre langue, et nos moeurs.This body is ruled by a principle directly opposite to that which has made New England what it is.” Cité par Eric Waddell, p. 10 [ma traduction].

11. Michèle Lalonde, Défense et illustration de la langue québecoise, Paris: Seghers, 1980, p. 19.

12. “Vive le Québec libre!” Nº 1528, 17-23 février 1994.

13. “Louise et Louis de Channel 8”, avril 1993, p. 20.

14. Philippe Olivier, Bibliographie des travaux relatifs aux relations entre la France et les Etats-Unis, Vol. IV. Les francophonies américaines. Tome 1.Préface de M. Alain Peyrefitte. Aux Amateurs de Livres: Paris, 1990.

15.Paul-M. Paré, “Une francophonie surprenante et variée”,(Janvier 1994). pp. 3 et 10.

16. Lettre à l’Abbé LeSieur,Nouvelle Correspondance entièrement inédite,Oeuvres complètes, Paris: Gallimard, VI, 1986, p. 5.

17. “Les Canadiens Français jugés par les Français de France”, Revue d’histoire de l’Amérique française, Vol XX, 1966-1967, p. 617. 

18. “Paysages d’Amérique”, La Revue des Deux Mondes, Septembre 1912, p. 87.