Du Poitou à la Nouvelle-Angleterre:
parenté de l’héritage langagier
Enseignant
depuis tant d’années à Lowell, la dénommée All
American City dans laquelle
brûle encore la flamme Franco, il me sied, je crois, dans le contexte qui
nous occupe sur les langues en France et la francophonie de vous dire quelques
mots sur la parenté de l'héritage langagier entre le parler de
mon enfance et celui que j'ai retrouvé chez les Franco-Américains
de Lowell. J'y ai même
retrouvé mon patronyme, dans la personne de mon garagiste, qui lui
épelle le sien Garow, un nom d'ailleurs très commun dans l'ouest
de la France, et dont l'origine remonte probablement au francique varon, qui a donné les verbes, garder, garer, et se
réfère sans doute à l'occupation de gardien de vaches de mes
racines paysannes.
C'est d'ailleurs ce
même patronyme que donne La Fontaine au naïf paysan du “Gland
et de la citrouille” qui se
plaint que Dieu a bien mal fait les choses. Pour avoir appris par coeur tant de ces fables, il m'est
facile de vous citer de mémoire ces trois vers: “C'est dommage, Garo, que tu ne sois point
entré Au conseil de celui
que fréquente ton curé: Tout en eût été
mieux.” Savez-vous à
ce propos que La France, avec ses quelque 900.000 noms de famille
différents, détient par surcroît le record mondial en
matière de diversité patronymique.
Que je vous parle
plutôt cependant de la langue des Franco-Américains, “langue
singulière”, écrivait son regretté poète
Normand Dubé, “langage de mon père, patois
dix-septième”, chante au Québec Gilles Vigneault ; patois
qui n'est point si différent de celui que j'ai appris sur les genoux de
ma mère.
Que je vous cite quelques
exemples empruntés au lexique franco-canadien, ou pour être plus
précis, à ce que son auteur nomme Dictionnaire correctif du
français au Canada, donc
à ce qu'on appelait naguère “mauvais français"
- vous comprendrez dans un instant ce que je veux dire - pour y
découvrir certains des mots utilisés de part et d'autre de
l'Atlantique. J'y retrouve abrier pour se couvrir ; achaler pour importuner ; bourrier pour
balayures ; catin, au sens de
doigtier protégeant un doigt malade, sans doute parce que cette catin
ressemble aux poupées d'étoffe que confectionnait ma
mère étant drôlière i.e.
petite fille, chérant pour coûteux ; fourgailler pour
remuer les bûches du foyer ; garrocher au sens
de jeter; gosser pour tailler un morceau de bois; grafigner pour griffer ou égratigner; malcommode au sens
de grincheux ou de bourru ; mouiller pour pleuvoir ; ronger au lieu
de ruminer en parlant des vaches et des chèvres ; saloperie au sens
de poussière ou d'escarbille dans l'oeil ; trâlée pour
ribambelle; tirer au lieu de
traire. Et je pourrais continuer...
Elevé au milieu des
vaches et des chèvres du Poitou, utilisant encore le patois à 12
ans sur la cour de récréation le jour même de mon
certificat d'études, et me souvenant d'avoir étonné un
petit citadin qui m'en fit alors la remarque, ce qui blessa sans doute fort mon
amour-propre car ce je m'en souviens comme si c'était hier, j'ai
retrouvé dans le parler populaire franco un certain air de
parenté. L'on entend encore
en Poitou, de moins en moins dois-je dire et, je précise, chez ceux de
ma génération, sexagénaires d'origine rurale qui n'ont pas
perdu leur patois et ceux qui la précèdent: amelette au lieu d'omelette, barouette au lieu de brouette, naveau au lieu de navet, nic au lieu
de nid, racoin au lieu de recoin. Et l'on y conjugue les verbes d'une
façon plus simple, sans se préoccuper des règles des
grammairiens, disant: je voirai, j'ai
tombé, assis-tu, taises-tu.
Vous le saviez
déjà: le parler des Franco-Américains, de ceux du
“Québec d'en bas”, c'est donc, sinon comme le veut la
légende, la langue de Louis XIV, ou plutôt l'écho du
français de la Renaissance, auquel il doit en premier lieu sa
prononciation. Que je fasse un peu
prévaloir mes droits de philologue pour dire qu'au XVIème
siècle, le [e] E ouvert de père, mère se prononce
fermé [e]: pére, mére, tandis que
celui de frère ou ferme se prononce frare, farme- et
si j'ose marde - terme qu'affectionne sous cette forme Jack Kerouac,
et que prononçait de même le roi François 1er ou plus exactement Françoué. Lui
aussi disait je m'assis et non je
m'assieds, j'envoierai et non
j'enverrai, un animau et non pas
un animal / des animaux. On
écrit maragner, qui s'est
transformé en maganer. Rabelais écrivait nayer ou graphinier que j'ai déjà cité ; Marguerite de Navarre disait
timber que nous employons encore
dans notre patois ; Montaigne écrivait créable, ou encore asteur, adverbe que l'on retrouve dans l'espagnol ahora, et qu'utilise de même le grammairien Vaugelas,
l'un des tout premiers membres de l'Académie française. Les paysans de Molière, originaires de la Normandie,
comme tant de Québecois, s'exprimaient tout dret comme on dit en Poitou, ou tout drette comme on
dit en Saintonge et au pays de Kerouac.
Mais voilà qu' avec la
marche du temps, la correction du langage allait devenir un attribut du
savoir-vivre du Grand Siècle et notre parler populaire des vieilles
provinces l'Ouest au Cap Blanc de
la Nouvelle-France, converti --
angais oblige -- en Cape Cod, allait désormais s'avilir au rang de
patois.
Dans Visions de
Gérard, Kerouac s'amuse
à parler lui aussi de son patois lowellois, qui fut sa langue
maternelle, mais qui fut aussi, comme je l'ai dit, ma langue maternelle.
Et à quelque dix ans de distance, je répétais après
Ti-Jean: Je vous salue Marie, pleine de grâce - "mélangeant
indistinctement grâce et graisse, ironise Kerouac, puisque les gamins du
catéchisme ne disaient pas grâce mais 'grawse'" - en écrasant moi aussi ce 'grââce'
d'une façon si inélégante que notre instituteur, thouarsais
et donc citadin, nous forçait à répéter à
l'unisson: “Papa ira à la foire de Thouars.”
En résumé, les
écarts entre les usages pratiqués des deux côtés de
l'Atlantique sont essentiellement d'ordre lexical. Certains sont des
survivances d'un terme qui ne s'est pas maintenu en France, tel le joli verbe jaser,
qui a maintenu l'ancienne acception
de bavarder agréablement avec des amis et non comme en français
moderne de faire des commentaires plus ou moins désobligeants. D'autres, comme achaler, je pense en particulier à cet auto-collant que
l'on pouvait voir en évidence dans les années soixante sur
certains pare-chocs d'automobiles de la région: Achalez-moué
pas! traduisez poliment: Ne me
cassez pas les pieds!, ou encore le
verbe maganer, se rattachent
à des dialectes, dialectes du Poitou pour le premier, de la Saintonge
pour le second et à des patois de l'Ouest de la France. Il existe néanmoins d'autres
facteurs de différenciation provenant du simple fait que la vie des
Canadiens sur le continent américain pouvait difficilement s'organiser
de la même manière qu'en métropole et qu'il leur fallut
trouver des mots nouveaux ou donner un sens nouveau à des mots existants
pour désigner leur nouvelle façon de vivre.
Ce sont les canadianismes que
l'écrivaine - comme on dit au Québec - et militante,
Michèle Lalonde, alignait en 1980 dans sa Défense et
illustration de la langue québecoise, tels brunante, glissette, mascou, siffleux, goudrelle, peinturer,
sourlinguer, etc. qu'elle ne
trouvait, disait-elle, nulle part en Larousse, laquelle défense lui
valut alors, et de cela il y a seulement vingt ans, les foudres d'un article de L'Express intitulé “Mauvais français!”
Heureusement, avec le temps,
les choses ont changé. Comme le remarque avec pertinence Alain Rey dans
son introduction au Petit Robert
que je vous cite: “Les dictionnaires généraux du
français, on ne le sait pas assez, ont discrètement
répudié le dangereux monopole d'un usage parisien et celui d'un
français confié à son Ile et à sa Touraine
précieuses. La
variété du français est un garant de sa
vitalité.
Sur le plan
littéraire, l'année 1979 avait vu l'Acadienne Antonine Maillet
obtenir le Goncourt pour son roman Pélagie la Charette, de mémoire de jury, ce devait,
paraît-il, être une exception. La remise du prix en 1987 à l'écrivain
marocain Tahar Ben Jelloun pour La Nuit sacrée prouvait le contraire. Et en 1992, c'était au tour du Martiniquais Patrick
Chamoiseau de se distinguer avec Texaco.
Cette illustration d'un
français pluriel nous offre une autre image, une nouvelle image de la
langue française: non plus celle d'un “parler soleil”, d'une
langue monolithique et orgueilleuse, mais d'un français
mêlé à d'autres racines, à des civilisations et
à des références qui ne le concernaient pas, d'un français
repoussant désormais les limites de son hexagone étroit pour
s'ouvrir aux dimensions du "polygone étoilé" dont
parlait le regretté dramaturge algérien Kateb Yacine. Cette illustration nous fournit aussi
la preuve que si nous ne parlons pas tous le même français, nous
habitons cependant tous la même langue. Je dirai enfin que ce
français hors-frontières conduit à une meilleure
connaissance de l'Autre (avec une majuscule) et devient ainsi moyen de lutte
contre tout ce qui a nom de Préjugés, Racisme ou
Xénophobie.
Et permettez, pour conclure,
que je m'efface derrière cette belle parole, dont il avait fait sa
devise, du regretté poète Pierre Emmanuel: “Je n'ai qu'un
nom: celui d'Homme, France n'est que mon prénom.”