Espace
culturel et ‘lieux de mémoire’
Le
titre que j’aimerais donner à cette brève allocution est
celui d’Espace culturel et ‘lieux de mémoire.’
J’emprunte cette dernière expression au titre d’une
importante collection dirigée par Pierre Nora chez l’éditeur
Gallimard, consolidée en édition de poche en 1997, et dont une
partie a été traduite en anglais sous le titre Realms of
Memory: The Construction of the French Past (New York: Columbia University Press,
1998). Point de doute que quiconque s’intéresse à la
culture française trouvera dans ces trois volumes de
l’édition de poche, ou dans les sept volumes de
l’édition originale, un solide point de départ pour sa
recherche.
Espace
culturel, disais-je. Que vous soyez visiteur virtuel ou visiteur réel,
vous ne pouvez qu’être frappé par l’usage multiforme
que fait aujourd’hui la langue française du mot espace. Visitez,
par exemple, le site du Ministère
des Affaires Étrangères et vous découvrirez son
‘espace culturel’, ou bien encore consultez le site de Paris
intitulé, anglais oblige, ‘smartweb’ et vous
découvrirez ‘l’espace virtuel’ des musées que
l’on vous invite à visiter par internet, tel celui du musée
d’Orsay dont je
reparlerai plus tard.
Et,
si vous êtes en France, vous serez accueilli dans différents
espaces qui ont pour nom: ‘espace public’, ‘espace
privé’, ‘espace vert’, ‘espace loisirs’,
ou encore, si vous allez dans une des FNAC (Fédération nationale des achats des cadres)
de Paris ou des grandes villes universitaires, vous trouverez un
‘espace-livres’, une expression qui dit plus sans doute que le
simple ‘coin bibliothèque’, de même que celle d’
‘espace-voyages’, plus évocateur qu’une simple agence,
peut suggérer les espaces lointains que nous rêvons tous de
découvrir.
Au
delà de la souplesse de la langue française capable de revisiter
et d’enrichir son lexique, on peut se demander s’il n’y
aurait pas aussi une conceptualisation typiquement française de
l’espace, qui est enseignée aux enfants dès
l’école primaire. Vous en trouverez une excellente illustration dans le premier chapitre
de votre texte, Les Français, ‘Points de vue français sur
l’espace’.
Parlons
donc un peu de ces espaces à la française. D’abord, chose
désormais répétée dans tous les manuels: “La
France est parfois appelée Hexagone.” Empruntant au livre
d’Alain Schifres, je pourrais même continuer, sur le même ton
quelque peu farceur, “et ses habitants s’appellent les
Hexagons.” “Au Français d’autrefois, explique-t-il, a
succédé l’Hexagon. Il en a gardé bien des traits:
(par exemple), le complexe de Vercingétorix, le culte de
l’exception française; mais il a su aussi se moderniser,
rebaptiser le passé “patrimoine” et les zones industrielles
“technopoles”.
Permettez-moi, à ce propos, qu’en bon prof qui essaie de
faire le lien avec ce que nous avons déjà vu, de revenir sur
certains de ces mots déjà rencontrés: le nom de
Vercingétorix, le chef averne d’une des tribus de la Gaule dite
“chevelue,” ressuscité par la bande dessinée sous le
nom d’Astérix, qui incarne, souligne Edgar
Morin, le héros de l’indépendance; celui d’ exception française dont
j’ai parlé à propos de la politique culturelle de la France
et de son cinéma à la traîne de celui de Hollywood; celui
encore de technolopoles, où sont regroupées, à l’image
de ce qui se fait depuis longtemps dans notre Massachusetts ou dans la Silicon
Valley, recherche universitaire et industries de pointe, et qui nous sont
décrites dans le dossier de Time Europe, intitulé “La
Nouvelle Révolution Française.”
Quant
au passé français rehaussé au titre de patrimoine, je
laisse ce dernier mot pour ma conclusion. Qu’il me suffise pour
l’instant de vous faire remarquer que ce que nous nommons “homeland”
se traduit en français par “patrie,” qui par
définition est “le
pays du père,” et que “patrimoine,” que nous
traduirions par “legacy” ou “heritage,” est
similairement “l’héritage du père,” et par
extension tout ce qui constitue l’héritage commun de la France
avec toute la connotation patriarchale héritée de notre langue
latine.
La
France, donc, ressemble à un polygone à six côtés
inscrit dans un cercle de 1000 kilomètres de diamètre.
“Figure plus que symbolique, soulignent de leur côté les
auteurs de Score civilisation française. Inscrit dans une
circonférence, l’Hexagone exprime une forme idéale
rassemblant et unissant les Français sur un territoire aux contours
réguliers. Le cartésianisme dont se targuent les Français
tiendrait-il en partie à cet espace hexagonal?” Voilà bien, à mon avis,
une question réthorique que j’ose qualifier de stupide. Ordre,
rigueur, méthode, tels sont peut-être les caractères
attribués à la pensée de Descartes, ce qui ne rend pas les
Français cartésiens pour autant. Je préfèrerais souligner, à propos des
1000 km de diamètre, que le système métrique est un acquis
important de la Révolution et vous rappeler que le mètre est la
dix millionième partie du quart du méridien terrestre, ce qui
nous ramène à la géographie.
Cette
configuration physique du pays a certainement influencé le
développement des voies de communication, routes et, plus tard, chemins
de fer, convergeant vers sa capitale, tels les rayons d’une roue unis
à son moyeu. A cet égard, Paris est étonnamment circulaire,
avec en son centre l’île de la cité et Notre Dame de Paris,
le centre absolu. Les distances routières de
France se calculent à partir du point "0 km" marqué par
un pavé du parvis de la cathédrale. A quelques
kilomètres au nord-ouest, donc un peu excentré, vous avez la
Place de l’Etoile, rebaptisée Place Charles de Gaulle, de laquelle
“étoile” rayonnent ses douze avenues, dont celle des
Champs-Elysées qui vous conduit à la Place de la Concorde, jadis
Place Louis-XV, puis Place de la Révolution (c’est en effet
là où fut guillotiné Louis XVI). Comme vous le savez, Paris est divisé en 20 arrondissements, dont le
premier est au centre et les autres disposés sur une spirale tournant
dans le sens des aiguilles d'une montre.
C’est
à la Révolution également que la France doit sa
subdivision du territoire en départements, plus ou moins de taille
égale, et surtout de taille humaine, puisque chacun d’eux,
empruntant très souvent des noms de fleuves ou de rivières, avait
été conçu de sorte qu’une journée de cheval
devait suffire (à un homme sans aucun doute) pour se rendre au
chef-lieu. Le remodelage de la région parisienne dans les années
60 a ajouté les cinq nouveaux départements qui entourent celui de
la ville de Paris, dont vous connaissez sans doute le numéro 75 du
département de la Seine.
Aujourd’hui
donc la France métropolitaine est divisée en 95
départements auxquels s’ajoutent ceux des DOM-TOM, comprenez
l’ensemble des départements et des territoires français
d’outre-mer, ces “confettis d’empire” dispersés
sous toutes les latitudes, aux temps où la France était la
métropole, i.e. la mère patrie, celle qui a fondé des
colonies. Ceci pour dire que Hexagone est devenu un substitut pratique, qui en
plus a le mérite d’éliminer le “maternalisme”
(un mot que j’invente) de son passé colonialiste. (Cf. dossier
francophonie)
Ce
mot métropole m’amène à vous parler du
métropolitain, du métro pour faire court. Pourquoi métropolitain?
Parce que ce chemin de fer à traction électrique, dont Paris,
à juste titre, est très fière, dessert les
différents quartiers d’une capitale, et par exension d’une
grande ville. Le métro parisien se veut lui aussi un espace culturel,
avec le nom de ses stations évoquant des lieux ou des
événements historiques, tels que Liberté, Convention,
Nation ou Bastille, ou bien encore des hommes illustres, Charles de
Gaulle-Etoile, Pasteur, Pierre Curie, Voltaire ... Peu de noms de femmes
illustres cependant. Quand même, relevons le nom de la station Louise
Michel, une révolutionnaire française du temps de la Commune.
Voyagez par la métro, et vous pourrez y lire, en plus des
publicités, des extraits de poèmes. Voici, par exemple, un plan
de métro, devenu un agréable dépliant
agrémenté de poèmes de Verlaine, Aragon, Eluard et autres,
avec aussi celui d’un certain Daniel Biga, dont le poème
s’intitule “Capitaine
des myrtilles”, avec en sous-titre, “disait Emerson de
Thoreau”. Voyez: même les Français sont censés
connaître les noms de nos illustres voisins de Concord, Massachusetts.
De
Paris, passons à ce qui n’est pas Paris, c’est-à-dire
la province. Chacune des 34600 communes de France a invariablement une
physionomie semblable: église, monument aux morts, mairie avec de chaque
côté, avant d’avoir été convertie en salle
polyvalente, l’école des garçons d’un
côté, et l’école des filles de l’autre. Dans
chaque ville d’importance vous trouverez presque toujours une Place ou
une Avenue de la République. La guerre de mon grand-père, i.e.
“la guerre de 14” comme il disait, a ajouté une Place de la
Victoire, un Boulevard du Maréchal Joffre ou une Avenue du
Maréchal Foche. La guerre que fit mon père, prisonnier en Allemagne
pendant cinq ans, a laissé le souvenir d’une Place du 18 juin ou
d’une Avenue du Général Leclerc, ou bien encore telle
victime de la déportation aura, par exemple, donné son nom
à un groupe scolaire. La guerre d’Algérie, à
laquelle j’ai participé comme militaire du contingent, a
ajouté à la longue liste des “morts au champ
d’honneur” en 1914-1918 et en 1939-1945, le nom de l’un ou
l’autre jeune Français qui, comme moi, a dû faire ses 28
mois de service militaire dans l’un de ces trois anciens département
français d’Alger, d’Oran ou de Constantine. Dois-je rappeler
que cette guerre, qui se termina avec la signature des accords d’Evian,
le 18 mars 1962, et amena la douloureuse indépendance de
l’Algérie, tua environ un million d’Algériens et 25
000 militaires français?
Les
Français de mon âge se souviennent encore de la marche triomphante
de Charles de Gaulle, descendant l’avenue des Champs-Elysées le 26
août 1944, effaçant ainsi la parade humiliante de
l’armée allemande qui avait occupé Paris et une grande
partie du pays lors de la capitulation de la France en 1940. Pour la génération
suivante, c’est le nom de la Place Denfert-Rochereau qui évoque le
point de départ des marches protestataires des étudiants en mai
1968. En novembre 1994, pour marquer le quatre-vingtième anniversaire du début de la
“Grande Guerre”, sur l’une des faces de l’Arc de Triomphe,
celle où se trouve le haut-relief le plus célèbre,
“le Départ des volontaires de 1792” de Rude, étaient
juxtaposé un gigantesque photomontage des troupes et de leurs chefs
partant pour le front en 1914. Ainsi était illustrée dans ce lieu
hautement symbolique, élevé en 1806 à la gloire des
armées de Napoléon, la continuité du courage et de la
vaillance des soldats français, de la Révolution à
aujourd’hui.
J’ai mentioné en commençant le musée d’Orsay,
ouvert en 1987 sur l’emplacement de l’ancienne gare d’Orsay,
triomphe de l’architecture académique des années 1900, et qui renferme aujourd’hui
des collections dont les oeuvres datent de 1848 à 1914, ce qui
correspond précisément à l’âge
héroïque du chemins de fer. Ainsi, dans cet autre espace où
transitaient jusqu’à deux cents trains par jour, c’est
à une autre “invitation au voyage” que le visiteur
d’aujourd’hui, s’attardant devant un Monet ou un Renoir, est
appelé: au voyage dans le pays de l’imaginaire. Ne rapporte-t-on pas que Flaubert,
s'ennuyant devant les montagnes de Luchon, écrivait à George
Sand ce propos caractéristique : "je donnerais tous les glaciers
pour le musée du Vatican. C'est là qu'on rêve .”?
Je
pourrais mentioner également la pratique des promenades
littéraires, chères à tous ceux qui sont épris de
littérature, sur les lieux évoqués par les
écrivains. Ainsi une ballade vers la Bretagne romantique vous fera
visiter le château de Combourg, où Châteaubriand
vécut son enfance bretonne. Et c’est avec délices
peut–être que vous écouterez sur place la lecture de
quelques pages des Mémoires d’Outre-Tombe. Vous continuerez votre
promenade dans la vieille ville de Fougères, où vous retrouverez
Balzac et les lieux évoqués dans Les Chouans; Fougères,
où vous retrouverez aussi Victor Hugo. Vous y visiterez le château
et sa tour “Mélusine”, dont celui-ci s’inspira pour la
Tourgue dans son roman Quatre-Ving-Treize. A Vitré, vous
visiterez le château des Rochers, où il vous sera fait une autre
lecture in situ, celle des lettres de la grande épistolière que
fut Madame
de
Sévigné. Et si vous êtes pressé, vous prendrez le
TGV de 18 h 11 pour Paris où vous serez en une heure et demie.
Promenade
littéraire, disais-je, ou peut-être plus simplement
“lèche-vitrines patrimonial”, une expression qu’il
faudrait traduire par “heritage window-shopping.” Et voilà
qui me ramène en conclusion au mot “patrimoine”
évoqué en commençant. A l’aide de l’un des
moteurs de recherche français, tel nomade ou écila, recherchez le
mot “patrimoine”, il vous sera dit qu’il y a plus de 100
documents correspondant à votre requête. Certes, la France
d’aujourd’hui accueille chaque année quelque 60.000
touristes; Disneyland Paris peut même se vanter d’avoir accueilli
en 2001 son 100 millionième visiteur depuis son ouverture en 1992 et
d’être devenu la première destination en Europe. Cependant,
le fait que, selon les statistiques, Notre Dame de Paris soit aussi
visitée que Disneyland, est pour moi la preuve que la richesse du
patrimoine pèse aussi lourd que les euros
collectés à Marne-la-Vallée, et que la dévotion
toute païenne à ces deux idoles de la culture pop, qui ont pour
noms Mickey et Minnie, n’a pas
pour autant anéanti le fascinum et tremens, comprenez ce
mélange d’admiration et d’émotion, émanant du
mystère de nos cathédrales et de la foi admirable de leurs
bâtisseurs.