J’ai
intitulé cet entretien “Le français qui se cause,” c’est-à-dire
le français tel qu’on le pratique aujourd’hui, quelque part entre
argot, verlan, tchatche en tous genres, français branché,
politiquement correct et langage des jeunes. Comme vous le savez, il y
a le français qui se parle (endendez par là: tel qu’on doit
le parler, i.e. le français dit standard, celui des écoles
et des dictionnaires) et le français du langage populaire quotidien,
langage qui, comme dirait le poète, dure ce que durent les roses,
c’est-à-dire que beaucoup de ces mots apparaissent et disparaissent,
au gré de la mode et des usages, ce qui ne rend pas la tâche
aisée pour les compilateurs et les faiseurs de dictionnaires.
Ainsi,
à titre d’exemple, tel Dictionnaire de l’argot moderne
ou tel autre Dictionnaire des argots,
sera suivi d’un Dictionnaire du français argotique et populaire,
et tel ouvrage intitulé Les mots “dans le vent”
sera invariablement suivi quelques années plus tard par un second
ouvrage intitulé Les nouveaux mots “dans le vent”.
Voici
encore Le Dico du français qui se cause
publié en 1998. C’est, dit son auteur, “le français qui vit
sa vie dans l’Hexagone et ailleurs.” J’aime cette distinction entre “français
hexagonal” et “français d’ailleurs”. A titre d’illustration, je
vous laisserai en terminant avec deux exemples, l’un provenant de nos voisins
du Québec et l’autre, du français de l’Afrique francophone.
Que
je vous dise d’abord quelques mots de la langue parlée en général,
qui, par exemple, détermine souvent le genre des mots sur leur forme
et féminise les noms masculins terminés par un e muet.
Ainsi les gens du commun diront à propos de votre jeunesse enviée:
“Ah! c’est la belle âge”, ou encore, un personnage important deviendra
“une grosse légume”. A la première personne du pluriel, le
pronom nous
est remplacé par l’on
singulier, plus chaud, plus grégaire. Par exemple, si quelqu’un
dit “on a visité la ville”, à la manière de l’anglais
we
walked around,
il se réfère à une expérience familière,
alors que “nous avons visité la ville” aurait quelque chose de plus
exceptionnel dans la visite.
Comme
vous le savez aussi, la négation ne
est systématiquement omise ; l’on dira donc: “J’en veux pas” au
lieu de “Je n’en veux pas”; cette seconde formule ajouterait un effet d’insistance
que n’a pas la première.” Dans l’interrogation, par contre, la langue
familière a créé une particule ti ou
til,
du genre: “Tu viens-ti?
ou encore “Qui c’est-(t)il?”
Elle aime également rejeter l’interrogatif à la fin, sur
le modèle: “On est où? Ça fait combien? Tu t’appelles
comment?”. De même, certaines prépositions deviennent adverbes.
Ainsi vous entendrez: “Je suis pour.
Je sors jamais sans.
Ça va avec.
Ou encore: on va faire avec”,
entendez: faire avec ce qu’on a, ou le peu qu’on a.
Dans
ce français parlé, la préposition à indique
souvent la possession, exemple: le vélo à ma soeur, ou pour
emprunter au parler jeune: la teuf à
Alice (teuf étant le verlan de fête, un mot hyperutilisé
chez les jeunes); la préposition à
indique aussi le rapprochement: aller au
dentiste, au lieu de chez le dentiste.
Quant
à la préposition de, celle-ci
indique la privation ou une relation: “Il n’y a pas de chambre de libre”
pour le correct “il n’y a pas de chambre libre”, tandis que la préposition
après
indique le rapprochement, sur le modèle: “J’ai demandé aprèstoi.”
Que,
pronom relatif, se substitue aux prépositions où et
dont,
par simplicité, bien sûr, d’où des phrases telle la
suivante: “c’est une chose que tu peux être fier”; par contre, dans
les comparaisons, ce que relatif
sera remplacé par comme,
exemple: une veste pareille comme la
tienne.
Ajoutons-y
deux remarques sur les temps des verbes et sur le subjonctif, qui est avantageusement
remplacé par l’indicatif, comme dans l’exemple: “C’est bête
qu’il est pas venu”. Quant au futur, il semble échapper peu à
peu à la psychologie française, remplacé qu’il est
par le futur immédiat ou tout simplement le présent. Ainsi
“j’irai demain à Paris” devient “Je vais demain à Paris”.
Cette
évolution semble irréversible, et les linguistes parlent
en fait moins de “règles” que de difficultés. D’ailleurs,
la plupart des Français tolèrent ces “incorrections”. Est-ce
à dire que notre tâche d’enseignants de français doit
pour autant en être simplifiée? En guise de réponse,
je vous suggère de consulter (cf. lien ad hoc)
les quelques pages, résultat de ma longue expérience, que
j’ai intitulées Fautes
communes de grammaire et de vocabulaire.
Que
je vous dise également un mot de la différence entre dictionnaires
français et dictionnaires anglais. Grosso modo,
ceux-ci ne distinguent (hormis les termes purement poétiques) que
trois niveaux dans la langue: niveau général, niveau familier,
que nous appelons colloquial et
niveau argotique, que nous appelons slang.
Les
dictionnaires français sont plus subtils. En effet, en dehors du
niveau strictement poétique, ceux-là distinguent ? au dessous
du niveau général ? quatre niveaux ? familiers, populaires,
argotiques et vulgaires. Alors qu’en anglais la langue écrite comprend
le niveau général et le niveau que nous appelons
colloquial,
c’est-à-dire used in ordinary conversation,
le français écrit, quant à lui, s’arrête au
niveau familier, considéré comme étant la “limite
inférieure du bon usage.”
De
plus, alors que l’anglais, né de l’amalgame de l’anglo-saxon et
de l’ancien français, est véritablement la langue du peuple
d’Angleterre aussi bien que celle de l’aristocratie, la langue française
au contraire, ceci dit en forçant la note, a été faite
par des bourgeois, comprenez les habitants des bourgs, aujourd’hui habitants
des villes, de Paris en premier, dont Hugues Capet, fit sa capitale en
987. Cf. Mille
ans qui ont fait la France.
Qu’est-ce
que l’argot alors? A l’origine, langage codé des voleurs et des
bas-fonds, langue voyoute comme disent les linguistes, l’argot est une
langue de gens qui ne veulent pas être compris de tout le monde pour
des raisons de sécurité; c’est donc un système de
mots de passe, un langage en code secret pour des milieux très divers.
Ainsi dans mon Dictionnaire de l’argot moderne,
on relève plus de vingt forme d’argots, de celui des boxeurs, des
camelots, du cirque, du “milieu”, i.e du monde de la pègre, à
l’argot des truands. Le verbe mater, par exemple, qui veut dire espionner,
voir sans être vu, vient du gardien de prison (le maton) qui observe
la cellule au travers du judas.Nous
retrouvons aujourd’hui ce verbe dans le “Téma!”, traduisez “Regarde,
Vise un peu!” des jeunes de banlieue, dans cet autre code qu’est le verlan,
sur lequel je reviendrai. Bref, l’argot, comme le verlan d’ailleurs, c’est
l’expression de la volonté populaire de former des mots, de jouer
avec le langage, de se trouver des connivences ? toutes choses que la langue
officielle ne permet pas.
L’argot
connaît son heure de gloire au XIXe siècle. Notons en 1866
la publication du Dictionnaire de la langue verte.
Il sera banalisé au XXe siècle, par la littérature
policière en particulier, qui multiplie les passerelles entre argot
dit des voleurs et argot dit du peuple, ou langue populaire. Reste que
des mots comme flic (pour policier) ou fric (pour argent) furent d’abord
argotiques. Adoptés par le peuple, ils sont ensuite devenus populaires
avant d’être finalement considérés de nos jours comme
juste familiers. Ainsi, le mot flic vient de l’allemand Fliege,
la mouche, et fut importé au début du XIXe siècle
par des truands d’origine alsacienne ou allemande. Quant à fric,
ce mot figure à côté des bons vieux classiques que
sont blé, flouze, pognon, oseille, thune, etc. Au début du
XXe siècle, on ne comptait pas moins de soixante-dix-sept mots pour
désigner l’argent.
Bref,
aujourd’hui, l’argot, c’est à proprement parler, sinon la langue
quotidienne de tout un chacun dans le milieu populaire, du moins beaucoup
de gens du commun, car, peu ou prou, tout le monde, d’une façon
ou de l’autre, bouffe, se balade, bosse, va au pieu, déconne ou
prend son pied comme il l’entend.
Dois-je
vous traduire? Combien de synonymes n’avons-nous pas en français
simplement pour dire manger? Je pourrais aligner les verbes suivants: bâfrer,
briffer, boulotter, casser la graine, croûter, croustiller, s’affuter
les crochets, se faire une petite bouffe, ou encore morganer, un verbe
qui veut dire mordre, qui date des année 1835, et dont le participe
passé, morgané veut dire mordu dans le sens de passionné,
amoureux, et qui, sous sa forme abrégée, devient morgane,
comme dans la chanson de Renaud, duquel je reparlerai, “Morgane de toi”,
qui se traduirait par quelque chose comme crazy about you.
Se balader appartient au langage familier et traduit exactement l’anglais
to
stroll;
on pourrait y ajouter, plus argotique, baguenauder ou encore flâner.
Le verbe bosser, qui date des années 1878, vient de l’expression
dialectale bosser du dos, i.e. être courbé sur le travail;
bosser, c’est donc travailler dur, tout comme trimer, besogner, peiner,
usiner, autant de verbes que mon
patois de l’Ouest traduisait ? vous noterez l’imparfait ? par le joli
verbe bedasser. Dans mon Dico du français qui se cause,
travail est devenu taf, un mot d’origine voyoute qui signifie, dès
le début du XXe siècle, la part du butin, donc par extension
ce qui rapporte. J’ai du travail devient J’ai du taf sur la planche.
L’expression
aller au pieu pour aller au lit ou aller au plumard appartient également
au français populaire, et plus sans doute à la génération
précédente qu’à celle d’aujourd’hui. Le mot pieu,
qui date de la fin du XVIIIe siècle, est la forme picarde de peau,
sur laquelle on dormait. Pensez au mot piel en espagnol. Dans mon patois
de l’Ouest, mâtiné d’occitan, peau se dit piâ.
Le
verbe déconner, i.e. dire des conneries, moins vulgairement dire
des âneries ou dire des sottises, ou encore divaguer ou débloquer
(au sens d' ouvrir, lâcher, comme dans l’expression débloquer
les vannes) est, comme vous vous en doutez, un mot de la langue vulgaire,
qui date de la fin du XIXe.
Enfin,
quant à l’expression prendre son pied, il s’agit, dans l’argot ancien,
d’une expression voyoute signifiant prendre sa part du butin. Vers les
années 1968, elle a retrouvé pour un temps l’équivalent
du moderne jouir, au sens sexuel du terme. Aujourd’hui, prendre son pied,
s’applique à un plaisir quelconque. Et l’expression, c’est le pied!
ou c’est pied! veut seulement dire c’est agréable, c’est parfaitement
réussi,(“expressions comprises
à tort, précise Le Petit Robert,
comme un emploi obscène de pied.”)
Que
je dise maintenant quelques mots du verlan, autre vieux code voyou, qui
sera très en vogue chez les truands de l’après-guerre, mais
dont on retrouve déjà la trace au XVIe siècle. Le
verlan consiste donc à inverser les syllabes d’un mot généralement
court, sur le modèle du titre de la chanson de Renaud (Renaud Séchan
de son vrai nom), qui le remit à la mode en 1975 avec sa chanson
“Laisse béton” pour “laisse tomber”. Ainsi, le mot “beur”, qui est
une forme de verlan de “ar -be”, est entré dans les dictionnaires
depuis longtemps.
Si
vous avez vu le film de Mathieu Kassovitz, La Haine (1995)
vous connaîtrez déjà la trilogie keuf, meuf et teuf,
verlan institutionnalisé de flic, femme, et fête. Dans ce
même film, vous entendez Saïd s’exclamer, “Ouah! il est beau
sa mère,” entendez, Qu’est-ce qu’il est chouette! et comprenez “sa
mère!” (sans doute par abréviation de “la putain de sa mère!”)
comme voulant dire, drôlement, vachement, une expression qui se dit
uniquement en banlieue tchatche et dans les cités.
Et
à propos du “tchache de banlieue” en particulier, je vous renvoie
à plusieurs articles du Nouvel Observateur
sur “Le français tel qu’il se parle” (Dossier ? 15/10/1998 ? Nº
1771) où il nous est dit que les dialogues de La Haine
sont désormais cafards, i.e. moins que rien, et que parmi les nouveaux
mots à la mode chez les jeunes, vous entendrez c’est michto pour
c’est bien, c’est vinche pour c’est mal; ou encore c’est veug, qui signifie
c’est grave, qui signifie que c’est bien cool. Nous retrouvons là
une autre forme du français branché, i.e. du français
mâtiné d’argot, de préciosités, et d’improvisations
en tous genres, qui se causait du côté de ce qu’on a appelé
“les années branchées”, une période qui s’étend
grosso
modo
de 1980 à 1986. Ne raconte-t-on pas que le Président Miterrand
en 1985, au cours de l’émission Ça nous intéresse,
Monsieur le Président,
corrige son hôte en disant que ce n’est plus “branché” qu’il
faut dire désormais, mais “câblé”? un mot qui ne fera
d’ailleurs pas long feu.
L’origine
de certains de ces mots est difficile à découvrir. Vinche
pour ringard, nul, pauvre type, qui s’est répandu en 1996 et en
banlieue parisienne, est-il d’origine tzigane? On ne sait. Quant au mot
tchatche, pour certains, le mot viendrait du provençal cha-cha,
qui est le chant de la cigale; pour d’autres, il proviendrait plutôt
de l’espagnol chacharear,
bavarder. Un tchatcheur est donc une personne pourvue d’un bon caquet,
d’un bon bagou, mais aussi un entortilleur, un beau parleur.
Notons
en passant que le vocabulaire de l’informatique est aujourd’hui en train
d’enrichir et de de colorer la langue des jeunes. Ainsi chez les accros
de l’internet et de leurs émulateurs, vous trouverez des mots comme
virtuel pour pas vrai, pas possible ou, tout simplement, qui n’a pas le
sens des réalités; branché devient en ligne pour dire
à la mode; ou encore un fax n’est pas ce que vous pensez, il s’agit
d’une fille plate qu’on appelait jadis une planche à pain. On dit
aussi dans ce sens-là, paraît-il, un CD-Rom, tandis qu’une
disquette est un imbécile, quelqu’un tout juste capable de répéter
bêtement ce qu’on lui a appris. Et je ne dirai rien de la manie des
anglicismes prononcés à la française, tel un sweat
de jogging prononcé un “sweet”. Passons ...
Il
me faudrait églement dire un mot avant de terminer du vocabulaire
PC, comprenez politiquement correct, un calque de notre expression américaine
qui se répand en France à partir de 1993, dont le but est
le même des deux côtés de l’Atlantique, i.e. de cultiver
systématiquement l’euphémisme et l’imprécision pour
ne choquer personne, mais aussi, comme le note avec piquant l’auteur du
Dico
du Français qui se cause
“pour évoluer dans un état béat de bonne conscience
nimbé d’élégance.”
Pour
le politiquement correct donc, un noir est appelé un black, puisque
faisant davantage référence, en français, à
une culture qu’à une couleur; il n’y a plus de clochards, mais des
SDF (comprenez des sans domicile fixe), plus d’aveugles mais des non-voyants,
plus d’infirmes mais des personnes à mobilité réduite,
plus de putes ou prostituées mais des travailleuses sexuelles, plus
de races mais des groupes humains, plus de pays francophones mais des pays-ayant-en
commun-l’usage du français, etc.
Cependant,
ces pays “ayant en commun l’usage du français” emploient parfois
les mêmes mots pour dire des choses très différentes.
Permettez, que sans entrer dans le grivois et pour vous distraire, je vous
en cite deux exemples. Ainsi, le film de Joe Johnston de 1989, Honey,
I shrunk the kids! dont
le titre français est devenu Chérie, j’ai rétréci
les gosses!
a dû trouver au Québec un équivalent plus plus banal,
sous le titre de Chérie, j’ai réduit les enfants!
Inutile de vous dire pourquoi, si vous savez qu’en parler québecois,
pour les hommes bien sûr, avoir des gosses ne veut pas dire avoir
des enfants, mais en avoir... là où je pense. Songez
encore à la comédie de moeurs de Josiane Balasko, Gazon
maudit,
traduit en anglais, non point pas “Cursed Lawn”, mais par French Twist.
Pour Balasko, le mot gazon se réfère évidemment à
la toison pubienne, mais c’est un aussi un synonyme d’herbe dans le sens
de marijuana, et au Québec, il s’agit d’un morceau de forme irrégulière,
comme un gazon de chocolat.
Je
voudrais en terminant sur un ton léger vous proposer deux exemples
du français d’ailleurs, i.e. hors de l’Hexagone, empruntés
au même numéro spécial du Nouvel Observateur,
dont vous pourrez lire en ajout le texte en entier.
Le
premier est un bref extrait du “français de là-bas”, celui
qui est encore parlé au Québec précisément
et qui est intitulé, “Si Proust avait été Québecois”. Une
étude faite par une linguiste canadienne montre que la langue québécoise
a conservé 95.000 mots de la langue française du temps de
Rabelais, alors que la langue française utilisée en France
n'en a conservé que 35.000.
“Si Marcel Proust avait été
québécois, il eût écrit au début d'A
la recherche du temps perdu: «
Ça remontait à l'année du siège que je me cantais
avec les poules. » Il n'eût pas attendu avec moins d'anxiété
le baiser du soir, qui devait lui permettre d'avoir l'endormittoire, alors
que la famille, en bas, parlait au chapeau et se bourrait comme un ours.
... Comprenant que sa mère ne viendrait pas, il aurait fait de son
best pour lui écrire un mot gentil, qui ne lui aurait valu hélas
que de recevoir une pine. ... Le lendemain il aurait eu le coq à
terre ; il aurait enfirouapé ses overalls, et, quitte à manger
sa grappe , il aurait lu toute la journée un des ces livres que
sa grand-mère lui offrait à pleines culottes.” etc.
Le
second échantillon est un exemple du français qui est aujourd’hui
parlé en Afrique. Il faut néanmoins que vous vous souveniez
que cette Afrique, dite francophone, comprend des pays très divers
et que la compilation suivante (tirée du même Nouvel Observateur,
nous en donne une image déformée. Pour le jeu cependant,
amusez-vous à découvrir combien de vocables vous reconnaissez.
“Si
tu grèves,
tu pourras siester
et même peut-être couiller.
Ensuite, après être passé à la douchière,
prends ta voiture et arrête-toi à l'essencerie.
Dans la soirée, tu retrouveras tes amis, tous des alphabètes,
avec qui tu cigaretteras
en arrivant. Bien sûr, pas question de misérer.
Au bout d'un moment, vous irez ambiancer.
Vous boirez quelques mazouts
dans un maquis
que vous trouverez après avoir torché le
chemin.”
Et
pour finir, je vous laisserai avec deux citations, la première de
E.M. [Emile-Michel] Cioran (1911- 1995), d’origine roumaine mais écrivain
de langue française, lequel disait: “j’habite une langue.” Et je
pourrais paraphraser cette jolie métaphore en ajoutant que, qui
que nous soyons, Français de France, francophones ou francophiles,
si nous ne parlons pas tous le même français, nous habitons
tous la même langue.
La
seconde est de Camus. N’est-ce pas lui, cet homme déchiré
au moment de la guerre d’Algérie, le pays où il était
né et “qu’il avait tant aimé” (L’Hôte),
qui écrit dans ses Carnets,
“Oui, j'ai une patrie: la langue française.”?
Quelques
références:
Dictionnaire
de l’argot moderne,
dixième édition revue, augmentée et mise à
jour. Paris: Aux quais de Paris, 1957
Dictionnaire
des argots.
Paris: Larousse, 1965.
Les
mots dans le vent.
Paris: Larousse, 1971
Les
nouveaux mots dans le vent.
Paris: Larousse, 1974
Français
argotique et populaire.
Paris: Larousse, 1998.
Le
dico du français qui se cause.
Paris:Les dicos essentiels Milan, 1998
Rolande
Causse: La langue française fait signe(s).
Paris: Seuil, 1998
http://members.tripod.com/Duclos/Dictiona.htm
(dictionnaire
de la langue de Céline à partir de son lexique)
http://globegate.utm.edu/french/globegate_mirror/dicuncla.html
(dictionnaire
d’argot) [lien inactif?]
Ajouts
tiré du Dossier “Le français tel qu’il se parle”
Le
Nouvel Observateur
(15/10/1998 ? Nº 1771)
http://www.nouvelobs.com/archives/
1. Paris-banlieue
Faut-il
vraiment un interprète ?
Quand
Constance et Marjorie quittent Paris pour Pantin, elles parlent le verlan
sans peine. Aussi à l'aise dans le « parler bourge »
que dans le « banlieue tchatche », elles sont bilingues. Jusqu'à
la classe de seconde...
Elles
aussi disent« renoi », « meuf », « rebeu
» ou « keuf »! « Elles », c'est Constance
et Marjorie, élèves dans le 9e arrondissement parisien. Des
« bourges », en somme. L'an dernier, Constance et Marjorie,
alors en classe de troisième, participaient à un atelier
d'écriture qui réunissait, chaque mercredi, des collégiens
de la cité des Courtillières, à Pantin. Ces ados de
banlieue avaient demandé à leur professeur, Boris Seguin
(1), de rencontrer d'autres jeunes de leur âge, mais venus des beaux
quartiers de la capitale. Constance et Marjorie sont aussi blanches qu'Amel
et Sadio sont noires, mais à la première rencontre tout le
monde semblait sur la même longueur d'onde. « Si elles parlent
comme nous, c'est qu'elles sont comme nous », avait-on conclu du
côté de Pantin. Pas si simple. Constance et Marjorie s'étaient
en fait amusées à jouer un rôle. Dans les collèges
de la capitale, l'importation du parler banlieue fait rage. « Quand
mon fils était en quatrième, confie Lise qui enseigne dans
un lycée à Paris après avoir été douze
ans professeur à Bobigny, ses petits camarades venaient le samedi
m'"interviewer" pour connaître les derniers mots à la mode
dans la banlieue. » Constance et Marjorie étaient donc d'excellentes
élèves en verlan. Leur atout ? Le bilinguisme social. «
En fait, elles savaient parler avec nous, mais aussi avec n'importe quel
adulte qui aurait fait des études. Alors que nous on a des difficultés
», résume Amel. Car il ne suffit pas de parler le banlieue
comme un représentant de commerce parle l'anglais après un
stage intensif chez Berlitz. Plus qu'aucune langue, le banlieue nécessite
des synthèses d'actualité permanentes. « Ils ont un
vocabulaire inépuisable, assure Madani, nouvel animateur sur le
quartier. Il m'a fallu du temps pour m'y repérer. Apprendre, par
exemple, que "c'est vinche", ça veut dire que c'est nul, tandis
que "c'est michto», ça veut dire que c'est bien. Et des comme
ça ils en créent tous les jours ! » Cette année,
les élèves de Pantin sont passés en seconde. Certains
sont restés sur place, d'autres sont partis au lycée de Bobigny.
Mercredi 23 septembre, la visite de la nouvelle maison de quartier des
Courtillières fut l'occasion de se retrouver avec Boris Seguin et
de revenir sur la rencontre avec Constance et Marjorie. Aux deux Parisiennes
il avait été finalement reproché de « parler
bourgeois ». C'est quoi, le « parler bourgeois » ? «
C'est le français correct », avance Marjorie. Alors, incorrect,
le parler jeunes ? Protestation véhémente du groupe de Pantin
: « Ah, non ! Nous, on parle un français correct pour nous.
Ce sont les autres qui captent pas. » Les autres ? Ceux qui «
ne viennent pas d'ici ou qui ont un certain âge ». Un certain
âge ? « Ben oui, les gens qui ont dépassé 25
ans, quoi ! » Parler bourgeois, en clair, c'est employer «
plein de mots compliqués ». Le mot qu'ils détestent
le plus ? « Anticonstitutionnellement », qui s'étale
dans tous les manuels : « Pour ce qu'on a d'occasions de l'employer
! », soupire Mehand. Boris Seguin le taquine : « Ne m'as-tu
pas dit un jour que tu voulais parler un français soutenu ? - Ah,
non, j'ai jamais dit ça ! », proteste Mehand, comme surpris
en flagrant délit de haute trahison. En le titillant un peu, on
finira quand même par le faire avouer que lorsqu'il s'adresse à
un adulte il parle «correctement, pour que l'autre n'ait pas de préjugés
». « Normal, non ? On ne va pas parler de la même façon
à un copain et à un professeur. Et un professeur ne va pas
s'exprimer pareillement avec ses élèves et avec son supérieur.
» Entre copains, la norme, c'est le langage de la cité. Leur
arrive-t-il de l'écrire ? « Oui, des fois, quand on se fait
des lettres entre nous. C'est facile : on l'écrit comme on l'entend.
» Ils savent que leurs mots sont à la mode du côté
des beaux quartiers et du show-biz, et ils s'en amusent. Arthur, l'animateur
télé qui reprend leurs expressions ? « Un bouffon !
», rit Amel. « Ah, non ! se récrient les autres. Pire
qu'un bouffon ! Pour lui, il y a même pas de mot ! ». Même
MC Solaar les fait s'esclaffer : « Au début, c'était
bien, c'était un mec des cités, comme nous, mais maintenant...
» Et Ophélie Winter ? « Alors, elle, c'est la pire des
pires ! Parce qu'elle sort avec un renoi, elle veut parler comme nous !
» Et les publicitaires ? Moussa, qui jusqu'ici s'était balancé
sur sa chaise, l'air narquois, sursaute : «Alors, ça, vraiment,
ça m'énerve ! » Aucun n'est dupe de la fausse connivence
: « Tentative d'approche ! », résume joliment Sadio.
« Il ne faut pas jeter toutes les pubs dans le même panier,
réplique Mehand. Quand Virgin dit : "Le rap est dans la cepla»
pour une promotion sur les disques de rap, là, d'accord, c'est cohérent.
» De toute façon, quand les vieux jeunes de tout poil croient
connaître le dernier mot à la mode, plus personne ne l'utilise
aux Courtillières. La formule « ça le fait »
(comprendre : « c'est bien ») relève déjà
à Pantin de la préhistoire. Pour ces ados, la création
de vocabulaire est un exercice spontané : « Quelqu'un lance
un mot, comme ça. Et s'il plaît, on le retient », raconte
Moussa. « Leur inventivité n'a pas de limite et ils savent
jouer de la métaphore ! », confirme Lise, qui ajoute : «Un
jour, une élève m'a dit : "Madame, vous me mettez en panique
!"J'ai trouvé l'expression intéressante. Mais au bout de
douze ans je me suis dit tout de même qu'il fallait que je m'en aille,
parce que mon propre vocabulaire s'appauvrissait. » Constance et
Marjorie sont passées en seconde et elles non plus ne cherchent
plus à singer le parler des cités. « Après le
collège, il y a une vraie rupture, explique Lise. Les lycéens
parisiens bourgeois, polarisés par leurs études, reviennent
à la langue plus élaborée de leur milieu d'origine.
Une langue avec laquelle il est possible de manipuler des concepts abstraits,
ce que ne permet pas le parler des banlieues. Ils s'amusent encore à
dire "relou", "meuf"ou "chelou", mais ça ne va pas au-delà
d'une poignée de mots. Ceux qui passeront demain dans le dictionnaire.
» Les ados des Courtillières savent bien qu'un jour ils devront
à leur tour renoncer au parler de la cité : « Quand
on cherchera du travail, on jouera pas aux rebelles », prévient
Sadio. « Le langage de la cité, ça sert à rien
pour s'en sortir », résume Amel. Ils reconnaissent du même
coup l'obligation de garder le lien avec le français « correct
». Et, de l'avis unanime, seule l'école est capable d'entretenir
ce lien. « C'est l'école qui m'a donné le goût
de lire », raconte Marjorie. Elle préfère les polars
aux classiques. Dumas ? « C'est du français à l'ancienne
! »© Daniel Garcia
(1) Boris
Seguin a publié « Les Céfrans parlent aux Français
», résultat d'un travail collectif avec ses élèves
sur le langage de leur cité. Disponible en poche, dans la collection
Points-Seuil.
2. Limite
dico
Différents
capteurs médiatiques ont fait adopter une couche de mots jeunes
par le plus grand nombre. On peut les récupérer sans trop
paraître suiveur même si l'usage se doit d'être modéré
selon son âge, son standing et son degré de jeunisme. Chanmé.
Verlan de méchant. Signifie grave excitant, à caractère
de forte réactivité. Grave. Peut ponctuer les noms, les adjectifs
et les verbes, pour juste marquer un côté définitif
à ce que l'on avance. Peut être ajouté à la
fin d'une phrase quelconque : « Je suis dégoûté,
mais grave. » Cred. Diminutif anglais de credibility. Avoir la cred
est un but important à poursuivre dans la vie. Relou. Verlan de
lourd. Relou vient de supplanter le mot chiant, qui n'était pas
si joli mais signifiait grave la même chose. « Qu'est-ce que
t'es relou comme mec ! » Ouf. N'exprime pas le soulagement mais l'hystérie.
Verlan de fou. « Il est ouf » : il est dingue. « Il m'a
fait un ouf » : il est devenu fou. La trilogie keuf, meuf et teuf.
Verlan institutionnalisé de flic, femme et fête. Feuj. Verlan
de juif. Trome. Verlan de métro. Surtout ne prononcez plus «
tromé », c'est totalement « ouf » ! Remps, reuf
et reusse. Verlan de parents (toujours au pluriel, donc on prononce le
s), frère et soeur. Vénère. Aucunement synonyme d'adoration
mais un verlan d'énervé. Exemple : « Houellebecq m'a
mis vénère. » Portnaouaque (variante : naouaque). Verlan
de n'importe quoi, marque l'incohérence, ou l'absurdité de
toute chose. Remplacé ici et là par pichenaouaque. Dispatch.
Mot du langage cadre sup qui a débordé dans le parler jeunes.
« Je vais te dispatcher une baffe et tu seras content d'être
venu. » Respect. Connoté hip-hop, nom d'une soirée
parisienne « plus branchée t'as des béquilles ».
Respect peut s'utiliser à tort et à travers pour marquer
l'admiration sans condition. Exemple : « Il porte des Nike à
75 ans. Respect. » Bouffon. Très dépréciateur.
Clown, crétin, dénué de toute cred (crédibilité).
Cool. Même le journal « le Monde » emploie grave le mot
cool sans guillemets ni italique, ultime symbole de passage dans le patrimoine
commun. Taf. Au début du siècle, taf voulait dire, en langage
voyou, part du butin. Est devenu synonyme de travail. « J'ai du taf
sur la planche. » Caillera. Verlan de racaille ; décrit une
bande de petites frappes avec un penchant grave pour l'embrouille. Foncedé.
Verlan. Défoncé, sous l'emprise grave d'une drogues. Nullache.
Abréviation de nul à chier, genre de verdict sans appel.
Snac. Super-abréviation de super-nul à chier, genre de verdict
super sans appel. Kiffer. S'emploie à toutes les sauces pour aimer,
apprécier, savourer, se régaler, adorer, se délecter,
raffoler, chérir, affectionner, être séduit, idolâtrer.
Scotché. A prendre au sens littéral, inspiré par la
célèbre marque de ruban adhésif («Je suis scotché
à la télé »). Par extension, allusion à
un état second proche du lavabo et des paradis artificiels («
Avec à peine un oinj [joint], il est resté scotché
pendant deux jours »). Etre stress. Etre angoissé. «
Je suis stress, j'ai mes exams et j'ai pas revisé mon Bourdieu.
» Pomme z. Provient du langage ordinateur (et plus particulièrement
Mac). Littéralement : le raccourci clavier qui permet d'annuler
la dernière action réalisée. Au figuré, pomme
z marque le désir d'effacer une gaffe qui vient d'être commise.
« La carrière de mon père c'est pomme z sur pomme z
» (mon papa ne cesse de faire des bourdes à son travail et
maman craint pour son avenir). Le dico des ringards Toute démocratisation
n'étant pas bonne à prendre et Arthur et Michel Drucker sachant
ce que ces mots veulent dire, on peut les considérer comme à
peu près hors jeu. Ta mère. Jadis insulte sujette à
des surenchères comiques finalement récupérées
par Europe 1 et ensuite par Arthur, qui en fit des livres entiers et très
vendus. Ça le fait. Expression laudatrice, récupérée
par le même Arthur sur des affiches pour une des ses émissions
sur la station de radio Europe 2 et du coup tuée définitivement.
Ça le fait plus. Speedé. Mot typique du jargon Dechavanne.
Les parents l'emploient et le mot disparaît. Flash ou trip. Résidus
du langage publicitaire du début des années 80 sous l'empire
de la cocaïne. Mortel. Signifia un temps un enthousiasme proche du
délire. Méga. Préfixe de surenchère, très
dévalué. Top délire ou méga groove. Expressions
typiques du genre « tip top, top moumoute » ou « top
du monde », qui eurent une célébrité éphémère.
Câblé, chébran. Chetron ou ripou. « Over-finis
», c'est-à-dire tout juste bons pour les pages roses du Larousse,
à moins de vouloir frimer à la table de Jack Lang. Y a pas
photo ou leçon numéro un. Formules récupérées
par des titres d'émission télé et donc totalement
épuisées. Nase. Pour le coup, c'est vraiment nase. Fait très
« pubard », salarié dans une agence de publicité,
blasé. Zyva ! Verlan de vas-y ! Une onomatopée martelée
jadis à tous les coins de phrases. Aujourd'hui, un tic d'humoriste
en mal de repères pour singer le parler Seine-Saint-Denis. Os. Toutes
les suffixations en -os (craignos, calmos, coolos, gravos...) sont ringardos
définitivos.
©
Loïc Prigent avec Daniel Garcia
Nouvel
Observateur
N° 1771
3. Les
nouvelles Précieuses ridicules
Le dico
des top récentsElles parlent
l'ophélie-winter
Plongée
dans un sous-dialecte en vogue, celui des « shampouineuses jet-set
» des centres-villes.Un zeste
de verlan et une avalanche d'anglicismes
Maille.
L'argent (avec connotation de flambe). Feume. Veul de meuf, lui-même
verlan de femme. Fille. Le veul - inventé en banlieue sud de Paris
- est le mot verlan repassé au filtre du verlan. Bref, un verlan
au carré. Le mot revient à l'endroit, mais ne reprend pas
pour autant sa forme originelle. Asmeuk. Veul de «ça comme
», verlan de « comme ça ». Veug. Vient de grave.
« C'est veug » signifie « c'est grave », qui signifie
que « c'est bien cool ». Loserie. Prononcer louzri. Anglicisme
francisé. Origine : loser, perdant. Exemple simple : « Après
la volée de critiques qu'il s'est prise, Bourdieu, c'est la loserie.
» Nuigrave. Cigarette. Provient très prosaïquement de
la mention légale « nuit gravement à la santé
», inscrite sur les paquets de cigarettes. C'est vinche. C'est mal.
C'est michto. C'est bien. Airbag. Seins. Airbag arrière. Fesses.
Quène. Verlan de niquer. « 20 francs le Carambar, je crois
que tu t'es fait quène. » Comprendre : «Ton sens déplorable
des réalités financières te perdra. » Hors du
jargon des banlieues existe un autre langage parallèle, celui des
« shampouineuses jet-set ». C'est le nom de code pour ces filles
qu'on repère chez l'esthéticienne du 16e arrondissement à
Paris. Leur idole : Ophélie Winter. Leur parlé : fleuri,
franglais et verlan, le tout bien secoué. « J'ai un groupe
d'amis avec lesquels on compose une langue très bizarre que peu
de gens comprennent. J'ai même pensé à sortir un lexique
», déclarait en 1996 Ophélie, la « girlfriend
» (petite amie) de Claude MC Solaar. La néo-linguiste prototype
« groovy » (dans le coup) est « bookeuse » dans
une agence de mannequins, styliste freelance ou maquilleuse funky. Elle
a la gouaille d'une Arletty techno, la bilabiale anglicisée, les
cheveux forcément teints dans un spectre oscillant entre l'acacia,
le jonquille, le rouge et le bleu électrique. Elle est quasi clonée,
faux ongles peints en blanc, manucurés, et parfois, assez souvent
même, seins et nez refaits sur catalogue. Elle trouve «hypercool
» les maquillages flashy mauves, pailletés. Son but dans la
vie ? «Taper toutes les flyers over VIP des Bains, et là tu
touches, tu vas embrasser la Guetta violette et tu fais du son et du washi
washa. » Soit : « Récupérer les invitations privilégiées
d'une boîte de nuit, se sentir au sommet d'un Everest mondain, aller
embrasser la directrice artistique des lieux et parler de tout et de rien
à tout le monde. » Avec Ophélie Winter, les bons mots
de la shampouineuse jet-set peuvent vite glisser dans le grand public :
« Dieu se dispatche » (Dieu se répand), lance, pas gênée,
Ophélie sur un plateau télé .Un langage de coquette
« overstaïle » (très maniéré), qui
ajoute des ronds sur les i et dessine des coeurs dans la marge. Juste pour
le plaisir, on ajoute un y à la fin de plein de mots. Ainsi Ophélie
dira « controversy » plutôt qu'un fade « controverse
». Souvent, la suffixation en y se prononce « aille ».
« No soucy ! » (prononcez « no souçaille »,
soit « pas de problème »), était son cri de ralliement
d'il y a deux printemps. Même les prénoms féminins
passaient à la moulinette du « aille»: « Agnèsaille
», « Karimaille », etc. Parfois, la aillisation peut
s'étendre de façon irrationnelle comme sur « chantmé
» (excitant), qui deviendra « chamaille ». Faut suivre...
Le suffixe « man » peut également « ravageman
» sa conversation. La fibre sanguinaire est elle aussi sollicitée
: « Thuram, c'est la tuerie » est une autre façon hyperbolique
de s'ébaudir devant la beauté du joueur fétiche du
Onze de France. Et « hier soir c'était la boucherie »
n'induira aucunement un massacre à la tronçonneuse sur un
terrain vague, mais juste une bonne soirée amicale. « Ça
tape » n'évoque pas un passage à tabac au commissariat,
mais quelque chose de « classe ». Jamais indifférente,
toujours sur la brèche, les filles des faubourgs « fashion
» (mode) ont un sens inné de l'hyperbole. Le seul mot «
génial » est si rabâché qu'on se demande parfois
s'il ne constitue pas à lui seul 25% du langage courant. «
Génial » revient à un « pas mal » moyennement
convaincu, plutôt une expression histoire de « faire de l'air
à tes dents ». Et, évidemment, la frime étant
l'un des moteurs, l'anglicisation fait rage. Ce que l'on pourrait prendre
pour une dyslexie passagère suite à un surmenage d'après
« jetlag » (décalage horaire), c'est le mot anglais
glissé sans prévenir dans une phrase. Du meilleur effet.
Les verbes anglais se conjuguent, alors no soucy. Accrochons-nous : «
Je le trust pas, il m'a pas caré de la résoi » qui
signifiera qu'on ne fait pas confiance (de to trust) à un jeune
homme qui ne vous a pas prêté attention (to care) de la soirée.
C'est capté ? Passons aux expressions sentimentales. « J'ai
trop schmoozé hier soir » serait une façon hypra-cornélienne
de souligner que l'on a été « mondain, limite charme
intéressé ». « Ça me fait chiller »,
nouveau venu des néologismes, est une manière directe de
signaler sa sympathie (synonyme aggravé : « Je le kiffe grave
»). Bien sûr il y a le croustillant « il a changé
ma life » (variante :« ma felaï »), ou encore «
il a mis le wild dans ma tête », que l'on prononcera avec un
entrain enjoué à l'arrivée d'un nouveau Roméo.
Comprendre généralement : Mathieu Kassovitz. Sans faire l'impasse
sur le coquet mijoré : «Je suis pas dans le mood de te filer
mon number. Je préfère rester alone soir ce » ; soit
: « Je ne suis point d'humeur à vous faire parvenir mes coordonnées
téléphoniques et préfère rester solitaire ce
soir. » Etre démonstratif, voilà la clé de voûte
de ce langage qui mixe humour et prétention de pacotille. En tendant
l'oreille, il apparaît que la plupart de ces « sisters »
parlent pourtant un anglais assez approximatif. Mais attention, le leur
faire remarquer risquerait de les mettre « super upset » (en
colère), étant donné la négation qu'elles font
de ce côté «showoff » (démonstratif). Les
« gavroches groove », autre nom de code de la tribu, fréquentent
forcément les milieux « arty » (artistiques) et donc
musicaux, où le franglais fourmille. On ne dit plus :« batailler
avec les avocats d'une maison de disques pour obtenir les droits d'édition
discographique d'un son de guitare trouvé sur un disque de Prince
datant de 1984 », mais :« clearer le sample ». Ce sont
les joies simples de la concision. Et si la shampouineuse est « clubbeuse
» (abonnée aux boîtes de nuit), vibre au gré
de la « hype » (la rumeur exagératrice), et s'immerge
dans la très anglaise culture techno, tous ses repères seront
déclinés dans la langue de Shakespeare (clubbers, ravers,
bpm, line up, after, tracklisting, chill out, uplifting, crossover, trancey,
drum'n'bass, etc.). Cependant ces termes presque techniques décrivant
les « minutiae » d'une culture spécifique sont équivalents
à ceux que l'on peut retrouver dans une conversation entre des vendeurs
de photocopieuses : un jargon complexe et raccourci pour initiés.
« Je te mail la press release et l'argu radio pour le nouveau single
Cleopatra qu'on booste en ce moment » est une phrase toute simple
d'attachée de presse affiliée à la tribu. Traduction
: « Je t'expédie le dossier de presse et l'argumentaire à
l'intention des radios pour le nouveau morceau du groupe Cleopatra qu'on
pousse beaucoup en ce moment. » Le langage de ces baratineuses de
flambe, de ces « benji girls », comme on les qualifierait à
New York, est leur parce que drôle, « snappish » (cassant)
et souvent « shady » (obscurément méchant), et
que « tchatcher molièreman, c'est la loserie grave ».
Intraduisible.
©
Loïc PRIGENT