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ëImage
de luií / Écriture de soi
A líoccasion du cinquantenaire
de la publication de Mémoires
díHadrien:
Autre regard sur líauto(bio)graphie
chez Marguerite Yourcenar
Un
écrivain croit parler de beaucoup de choses,
mais ce quíil laisse, síil a
de la chance,
cíest une image de lui.1
En
somme líécrivain est le secrétaire de soi-même. ...
Quand jíécris ... je
suis sous ma propre dictéeÖ2
ìIl
y a neuf choses qui me viennent à líesprit et une dizième
que je vais vous dire,î oserai-je emprunter à líEcclésiastique
pour gloser sur un sujet, celui de líautobiographie chez Marguerite Yourcenar,
à propos duquel elle síest elle-même à maintes reprises
expliquée et sur lequel la critique a déjà versé
beaucoup díencre.
Nous
le savons - et cíest la première chose à redire - que dans
son oeuvre, líautobiographie est, comme elle le rappellait déjà
elle-même en 1957, ìnulle et très grande; partout diffuse
et nulle part directe3.îEn
1986, an un seulement avant sa mort, apprenant le sujet díun colloque qui
aurait précisément pour thème ìMarguerite
Yourcenar: biographie, autobiographie,î elle répétait
pareillement: ìMais on pourrait dire quíaucune de mes oeuvres níest autobiographique
ou que toutes le sont4.î
Cíétait en quelque chose sorte adopter pour soi-même une conception
de líautobiographie ? terme récent, soit dit en passant, recensé
seulement en 1842 par líAcadémie ? façon Paul de Man, lequel
considère celle-là non comme un genre spécifique mais
comme un ìde-facement ì ? (du vieux françaisdesfacier,
défigurer) ? donc comme une ìdéfigurationî du discours, que
líon retrouverait, jusquíà un certain point, dans tous les textes5.
Souvenons-nous
également de sa remarque à líégard de son prédécesseur
aux rangs des ìImmortels,î qui vaut tout autant pour nous aujourdíhui,
ses lecteurs: ìJíai peu connu Caillois. Jíai fait mieux, je líai lu.î Remarque
quíelle avait déjà ainsi formulée à son ami
Jean Chalon en 1974: ìUn écrivain vaut par ses livres. Cíest là
quíil faut le chercher ? ou plutôt, car il ne síagit pas de le chercher
? chercher les idées quíil a à donner6.î
Nous
savons aussi - et cíest la seconde chose à redire avec Marguerite
Yourcenar elle-même - quíelle a toujours eu ìhorreur de cette espèce
díexcitation maladive du public se ruant sur la vie de líécrivain,
comme si celui-ci níétait pas un homme ou une femme comme les autres.î
Dans ses entretiens avec Matthieu Galey, elle síemporte contre ìcette obsession
française du ëculte de la personnalitéí (la sienne) chez
la personne qui écrit ou qui parle,î ajoutant que ìle public qui
cherche des confidences personnelles dans le livre díun écrivain
est un public qui ne sait pas lire7.î
Et dans le dernier entretien quíelle accorda en 1986 à Alfred Cismaru,
elle réitérait de même que la raison pour laquelle
le public voulait des confessions est que la plupart des lecteurs sont
des voyeurs8.î
Au même Jean Chalon, qui avait cru déceler un autoportrait
díelle-même dans la description díun certain grand-oncle maternel,
lui aussi poète et écrivain, il lui sera rétorqué
que, ìunum sum et multi in me,
certes, mais [que] ces multi-là
ne sont pas la même chose que notre petit moi.ì Et elle ajoute que
le livre en question, (Souvenirs
pieux) ìne contient ni ëconfessionsí, ni ëaveuxí, surtout involontaires.
Il se peut, continue-t-elle, que jíécrive un jour un volume (un
seul) sur ma propre vie, ou plutôt sur les personnes que jíai connues
et les événements auxquels jíai assisté. Si je le
fais (Deo volente), je sais díavance que je níy jouerai quíun tout petit
rôle9.î
Ce
livre, comme chacun sait, était le premier de sa prétendue
autobiographie, consignée dans la trilogie consacrée à
líévocation de sa famille et intitulée Le
Labyrinthe du monde(Souvenirs pieux, 1974
; Archives du Nord,
1977 ; Quoi? LíÉternité?,
inachevé). Prétendue, dois-je souligner, - ce qui est la
troisième chose que je dirai. - Car, díune part, bien que présenté
comme Mémoires
lors de sa parution, ìlíouvrage síécarte de la définition
désormais orthodoxe élaborée par Philippe Lejeune,
selon laquelle líautobiographie est un ërécit rétrospectif
en prose quíune personne réelle fait de sa propre existence, lorsquíelle
met líaccent sur sa vie individuelle, en particulier sur líhistoire de
sa personnalitéí (Le pacte
autobiographique)10.î
Díautre
part, étant donné que Quoi,
LíÉternité? (1988) et líédition de la Pléiade
díEssais et Mémoires
(1991) furent, líun et líautre, publiés à titre posthume,
il níest point du tout sûr que Marguerite Yourcenar, ìsurveillanteî
extrêmement pointilleuse de la publication de ses oeuvres, ait consenti
à ce que ce choix du mot ìMémoiresî devienne le titre global
de son trytique. Rappelons que premier volet est consacré à
sa branche maternelle (avec en finale une seule phrase qui semblerait annoncer
un développement ultérieur: ìMon visage commence à
se dessiner sur líécran du temps11.î
Le second, consacré à la branche paternelle, examine génération
par génération la patiente formation de la lignée
paternelle. Quant au dernier volet, resté sur le chantier et publié
ìdans une édition pour laquelle les termes ëdouteuxí ou ëbâcléísont
de délicats euphémismes12,î
il raconte les dernières années de la vie de son père
avec en tout et pour tout quelque vingt pages intitulées ìLes miettes
de líenfance,î qui sont díailleurs sans lien direct avec le reste. ì[Il
est] si dur de parler de soi quand on est un cas, semble-t-il, particulier,î
confiait-t-elle à Matthieu Galey lors de son passage à Paris
en 1982 13.
Rappelons
encore que dans líavant-propos des Oeuvres
romanesques de líédition de la Pléiade publiées
en 1982, elle avait choisi - soigneusement, on níen peut douter ? pour
expliciter ce que serait ces trois volumes du
Labyrinthedu monde ?
les termes de ìchroniques familiales et partiellement autobiographiques.î
Le choix du titre lui-même est díailleurs par lui-même révélateur.
Quíelle líait repris à Comenius, líauteur tchèque du XVIIth
que son père avait traduit de líanglais, ou quíelle ait aussi pensé
à ce que son ami Borgès avait dit sur ce ìmot labyrinthe
[Ö tellement beau, [Ö] ce mot grec. En anglais, vous avez labyrinth, cíest
assez beau également et puis maze,14ì
le symbole de complexité du terme lui-même était bien
pour lui plaire. Ainsi que le rappelle Michèle Goslar, ìson amitié
pour le poète Borgès, mort quelques mois avant elle,était
née de ce ësentiment commun et très sombre díun labyrinthe
dont on ne sort pasí15.î
Rappelons
finalement que son projet originaire, quíelle date de sa vingtième
année, díécrire ìune saga familiale à líéchelle
de líhistoire,î nous renseignait déjà sur le ressort intime
de son écriture: Ce serait, expliquait-elle encore à Matthieu
Galey, ìun énorme projet de roman, projet immense et informe, où
toutes les générations se seraient étirées,
de Zénon [Zénon de LíOeuvre
au noir] à Michel [Michel de Crayencour, cet homme ìaux
semelles de vent,î qui, pour elle, fut ìà peine un père.î
DansArchives
du Nord, elle va même jusquíà rêver ? généalogie
sans doute imaginaire - quíà une lettre près, líun de ses
anciens ancêtres perdus dans ìla nuit des tempsî ? rattachait sa
famille flamande à celle de líempereur romain: un certain Adriansen, ìnom
qui signifie fils díAdrian,î
explique-t-elle pour être sûr que nous fassions le rapprochement
avec Hadrien, duquel
elle fait, suivant la formule díHenriette Levillain ìlíascendant idéal16î.
Bref,
- et ce sera la quatrième chose que je dirai - la contestation répétée
de líautobiographie chez Marguerite Yourcenar pourrait se résumer,
díun côté à des titres tels que les suivants: ìLe pacte
autobiographique impossibleî ou encore ìDe líillusion autobiographique
à líautobiographie partielle: stratégie du silence17îet,
de líautre, à des conclusions telles que les formule, par exemple,
Josyane Savigneau dans sa biographie de líauteur: ìProfondément,
de sa vie ne líintéressait que ce qui pouvait être prétexte
à reconstruction littéraire,î ou bien: ìQuoi quíil en soit,
on le sait, cíest probablement ce quíelle a recomposé quíelle a
vécu le plus intensément18 .î
Reste
? et sur ce cinquième point je serai tout aussi bref ? toute la
critique psychanalytico-féministe, en particulier la critique anglo-américaine,
ìautogynographiqueî pour reprendre le terme utilisé par Germaine
Brée19,
critique qui cherche à prouver que ìYourcenarís narrative carries
the traces of a specifically feminine discourseî ou alors consiste à
ìsuivre au fil des textes [yourcenariens] les traces d'un déni maternel
et les paradoxes de l'écriture construite avec les matériaux
qu'elle a charge de nier2o.î
Il faudrait aussi y ajouter les recherches récentes, qui síinspirent
de la critique française contemporaine et en particulier des travaux
de Julia Kristeva, síorientant vers une autobiographie vécue comme
exercice spirituel21.
A
mon avis ? et jíen arrive à la sixième et importante chose
que je voudrais dire, et dont le cinquantenaire de la publication de Mémoires
díHadrien (en décembre 2001) míoffre líoccasion -, il
y aurait une autre piste à creuser, sinon à rafraîchir,
à savoir que ce níest pas tant díìauto?bio-graphieî (oblique, partielle
ou impossible, quelle que soit la variation choisie) ou encore dí ìauto?gyno-graphieî
(díécriture de soi-en tant que femme), mais plutôt díécriture
de soi tout court, i.e. littéralement dí îauto?graphieî, tel quíon
le trouve déjà finement analysé dans líouvrage collectif
cité précédemment.
En
somme líécrivain est le secrétaire de soi-même. Quand
jíécrisÖ je suis sous ma propre dictéeÖai-je
placé en exergue. ìComme líexplique bien Paul-Laurent Assoun, Marguerite
Yourcenar exprime, sous forme spontanée, au moment díévoquer
la genèse de ses Mémoires
díHadrien, cet étrange dédoublement qui rend possible
líacte díécriture: elle semble signifier ainsi que, mettant sa plume
au service de la figure díHadrien, líempereur mythique, et feignant, de
façon audacieuse, que celui-ci se raconte, cíest, simultanément,
une nécessité díécriture de
soi ? autographique-
quíelle porte à líexpression22.î
Dans
la même veine, et díun point de vue pédagogique, nous pourrions
citer également le récent petit ouvrage díAlain Trouvé23,
qui vulgarise, au sens noble du terme, les travaux déjà entrepris
par Maurice Delcroix, lequel a déjà finement démontré
comment ìMémoires díHadrien
est líautobiographie fictive díun puissant du passé, líérudition
cautionnant la fiction, líenjeu principal de celle-ci étant de pénétrer
dans líintériorité díun homme public,24î
et par ceux díHenriette Levillain, qui, de son côté, dépliant,
comme elle le dit, líéventail de la forme autobiographique, caractérise
de même díìautobiographie fictiveî ces mêmes Mémoires,estimant
que cíétait là ìla désignation la plus adéquate25.î
Cet
critique nous rappelle aussi que ces ìmémoires imaginairesî, selon
líexpression díailleurs assez étonnante de Marguerite Yourcenar
elle-même, ìmémoires apocryphesî pour certains, ìbiographie
lyriqueî pour díautres, ou encore ìfiction ruséeî selon líexpression
toute en joliesse de Nathalie Sarraute, est également une oeuvre
qui ìfait résonner une voix contemporaine avec ses inquiétudes
et ses pressentiments, ses espoirs aussi: cíest, volens
nolens, ajoute-t-elle, une autobiographie déguisée
de son auteur26.î
Arrêtons-nous
quelque peu sur ce dernier point ? ce qui sera la septième chose
que jíévoquerai ? pour illustrer díabord comment Mémoires
díHadrien est, entre autres choses, une oeuvre qui reflète
en vérité líair du temps. ìCíest pendant la guerre que, sur
une préoccupation déjà bien ancienne, je commençai
les Mémoires díHadrien,
rappelle Marguerite Yourcenar à Claude Métra, à líoccasion
díun entretien, livre qui níeût sans doute jamais vu le jour, continue-t-elle,
síil níy avait eu cette lutte de líEurope contre líHitlérisme, síil
níy avait eu ce combat de la lumière contre líobscurité27.î
Ajoutons-y cette autre remarque faite à un étudiant qui síétait
intéressé à une étude comparative entre Hadrien
et Zénon: ìHadrien, écrit entre 1949 et 1951, reflète
líidée, qui míhabitait en ce temps-là quíun certain nombre
díesprits justes pourraient encore organiser un monde vivable28.î
Peut-on donc douter que le rêve de la pax
romana díHadrien ne soit líécho du rêve occidental
de líaprès?guerre? Marguerite Yourcenar a lu, nous dit-elle, le
premier volume des Mémoires
de Churchill à líépoque où elle a commencé
à écrire son livre. Elle a insisté sur la dimension
politique de son oeuvre et a rappelé les circonstances historiques
de sa rédaction, à commencer par les Nations unies.
En
effet, líhumanisme díHadrien, nous semble-t-il, a des accents étonnamment
proches, par exemple, de celui díAlbert Camus lorsque líempereur
mentionne lui aussi ses ìfaibles efforts pour améliorer la condition
humaine.î Ou encore, lorsque ce dernier déclare
que ìle bien comme le mal est affaire de routineî et ìquíil faut toujours
recommencer,î sa voix semble se confondre avec celle du docteur Rieux. La
Peste, on le sait, dont la publication remonte à 1947,
est un roman fort marqué par le climat de líaprès-guerre
et par le rêve díune paix qui síinstallerait de façon durable.
Cíest de même avec un accent quasi ìsartrienî quíHadrien confie au
jeune Marc: ìmes premières patries ont été les livres,î
une confidence proche de ton de celle de líauteur des Mots:
ìJíai commencé ma vie comme je la finirai sans doute: au milieu
des livres.î
ìQuand
je considère ma vie, je suis épouvanté de la trouver
informe,î lit-on dans Mémoires
díHadrien. ìQuand je considère ma vie, je suis épouvantée
de la trouver informe,î se répète Marguerite Yourcenar, en
mettant au féminin la phrase précitée29.
Et lors de son discours de réception à líAcadémie
française, le 22 janvier 1981, elle parlera de nouveau de ìce moi
incertain et flottant, dont jíai contesté moi-même líexistence.î
Ne faut-il pas voir dans cet aveu répété le fait que
ìlíinterrogation implicite sur le moi
insaisissable de líécrivain, comme síinterroge Christophe Carlier,
appartient aux thèmes de la littérature díaprès-guerre.
Elle apparaît chez des écrivains comme Butor et Blanchot,
emblématiques díune modernité dont M. Yourcenar était
peut-être moins éloignée quíon pense30.î
Dans
un autre ordre díidées, 1951 ? mentionnons-le pour mémoire,
- cíest aussi líannée où paraissent le Molloy
et le Malone meurt de
Samuel Beckett; la même année où Julien Gracq publie Le
Rivage des Syrtes, dans lequel celui-ci évoquait ìles
beaux cavaliers sentant líherbe sauvage et la nuit fraîche, avec
leurs yeux díailleurs et leurs manteaux soulevés par le vent31.î
Comme
le remarque encore Josyane Savigneau, Marguerite Yourcenar ìa toujours
admis avoir mis dans ce livre ëbeaucoup dí[elle]-mêmeíî, ajoutant
quíìune lecture minutieuse díHadrien,
qui appartient aux critiques littéraires, peut en multiplier les
preuves. Il est du reste plaisant, ajoute-t-elle, de constater que líon
a toujours préféré identifier Marguerite Yourcenar
à Hadrien plutôt quíà Zénon, personnage infiniment
plus dérangeant, marginal, transgressif 32.î
Osons
donc - huitième chose - de relever le défi qui nous est offert,
et essayons en particulier de ìdéchiffrerî líunivers spirituel díHadrien,
lequel reflète, croyons-nous, celui de son auteur, et voyons comment
Marguerite Yourcenar a opéré une subtile confusion de son
imaginaire et du sacré, inscrivant en particulier dans son texte
tout un vocabulaire à résonance biblique.
Du
ìvaste syncrétismeî (Levillain) díHadrien?
un mot inventé au XVIIe siècle ? syncrétisme
philosophique díun côté, qui le conduit à adopter tour
à tour le stoïcisme, líépicurisme et le scepticisme,
syncrétisme religieux de líautre, qui lui fait restaurer tous les
anciens cultes et qui lui fait honorer tous les dieux, et auquel il ajoute
la vision du brahmane, les considérations bouddhistes et líindividualisme
moderne, on a déjà beaucoup glosé33.
A
notre tour relisons attentivement le texte, en nous souvenant que Marguerite
Yourcenar, toute nourrie de la pensée antique, est tout autant familière
de la Parole biblique. Car, comme elle aime à le rappeler: ìIl níest
pas question [Ö] pour moi de rejeter ou de nier líinfluence de mes origines
chrétiennes et particulièrement catholiques34.î Laissons-là
encore síexpliquer sur sa ? ou plus exactement ? ses
religions. En effet, cette nomade des cultures déclare: "J'ai plusieurs
religions, comme j'ai plusieurs patries,[...] Je ne songe certes pas à
renier l'Homme ? e11e souligne d'une majuscule, comme pour sacraliser ce
mot - qui a dit que ceux qui ont faim et soif de justice seraient rassasiés,
et que les purs verraient Dieu, et qui pour salaire s'est fait crucifier,
mais je renonce encore moins à la sagesse taoïste, pareille
à une eau limpide, tantôt claire, tantôt sombre, sous
laquelle se décèle l'arrière-fond des choses. [...]
Surtout, je reste profondément attachée à la connaissance
bouddhique, étudiée à travers ses différentes
écoles qui, comme les différentes sectes chrétiennes,
me paraissent moins se contredire que se compléter35.î
Comme
cet autre solitaire, à líunivers tout aussi bucolique que syncrétiste,
celui de Walden Pond, qui avait pour devise ìTout ou rienî, (traduction
díun ìthoroughî au caractère entier calqué homophoniquement
sur son nom díorigine française), elle aurait pu répéter
après Henry Thoreau: "Pour le philosophe, toutes les sectes, toutes
les nations sont semblables: jíaime Brahma, Hari, Bouddha et le Grand Esprit
autant que Dieu.î Comme son ami Borgès, déjà cité,
elle avait été séduite par la ìréussite très
rareî du bouddhisme: ìLa seule religion, estime-t-elle, qui se soit construit
une psychologie vraiment profonde. Avec le sens de l'être et le sens
du contraire de l'être; le sens du passage, le sens du mal dans l'univers,
la douleur, le sens des particules qui composent la personnalité
humaine. Ça va très loin sans dépendre d'un dogme.î (Figaro
Magazine, 31 octobre 1980).
Rappelons-nous
également que son Carnet
de notesde Mémoires díHadrien
commence par la mention primordiale de la redécouverte de ìla phrase
inoubliableî (retrouvé[e] dans un volume de la correspondance de
Flaubert, fort lu et fort souligné par moi en 1927): ëLes dieux
níétant plus. Et le Christ níétant pas encore, il y a eu,
de Cicéron à Marc Aurèle, un moment unique où
líhomme seul a été.íî Et dans cette même note, elle
ajoute: ìUne grande partie de ma vie allait se passer à essayer
de définir, puis peindre, cet homme seul et díailleurs relié
à tout.î (ìReligion, du beau mot ëreligioí, veut dire ëce qui relieí,ì
avait-elle encore expliqué). Sa propre fascination, donc, en dépit
ou, plus exactement, en plus de la religion de son enfance, pour un humanisme
païen débarrassé de superstitions et non engagé
dans la transcendance, révèle bien une partie de son propre
syncrétisme, quíelle allait traduire et trahir en laissant sa plume
nous recréer son Hadrien.
Ecoutons
donc ce dernier réciter ses propres vers, ceux-là même
que nous pouvons encore aujourd'hui déchiffrer sur son mausolée
au château Saint-Ange, et que Marguerite Yourcenar place à
l'incipit et à l'excipit du texte, trajectoire d'une vie orientée
vers ses fins dernières: Animula
vagula, blandula, /Hospes comesque corporis, /Quae nunc abibis in loca
/ Pallidula, rigida, nudula, / Nec, ut soles, dabis iocosÖDernières
confidences, que ìpour ceux qui auraient oublié leur latin d'école,î
elle nous traduit, avec son unique maîtrise de fidélité
souple et díélégance, par ces mots: ìPetite âme, âme
tendre et flottante, compagne de mon corps, qui fut ton hôte, tu
vas descendre dans ces lieux pâles, durs et nus, où tu devras
renoncer aux jeux d'autrefoisÖî en y ajoutant sans transition cette phrase
éminemment poétique, exemple superbe de sa prose limpide:
ìUn instant encore, regardons ensemble les rives familières, les
objets que sans doute nous ne reverrons plusÖî
Si
par sa musicale sérénité, cette toute demière
phrase peut nous rappeler la mort de Socrate évoquée par
Platon, ou encore la mort de Sénèque lors de son suicide
ordonné par Néron, celle qui précède, par son
évocation de la descente de l'âme aux ìlieux pâles,
durs et nus,î ne fait-elle pas écho en même temps au shéol
de l'Ancien Testament et à la prière du psalmiste redoutant
de voir son âme aller s'enfouir dans ce lieu de silence, de ténèbres
et d'oubli?
ìJíaimais,
confie encore Hadrien, ces lieux tristes, ce ciel brouillé, ces
fleuves boueux creusant une terre informe et sans flamme dont aucun dieu
n'a modelé le limon.î Nous voici comme magiquement reportés
à la Genèse, et renseignés d'un coup sur la cosmogonie
hadrianique. Ou encore: Voici que ce dernier a décidé de
la construction d'un Panthéon. ìDe plus en plus, toutes les déités
m'apparaissaient mystérieusement fondues en un Tout, émanations
infiniment variées, manifestations égales d'une même
force: leurs contradictions n'étaient qu'un mode de leur accord.î
Et continue l'empereur-architecte: ìJíavais voulu que ce sanctuaire de
tous les dieux reproduisît la forme du globe terrestre et de la sphère
stellaire, du globe où se renferment les semences du feu étemel,
de la sphère creuse qui contient tout. Cétait aussi la forme
de ces huttes ancestrales où la fumée des plus anciens foyers
humains s'échappait par un orifice situé au faîte.
[...] La prière s'échapperait comme une fumée vers
ce vide où nous mettons les dieux.î De nouveau réapparaît
l'image biblique de la prière qui monte vers le ciel comme une offrande
sacrificielle agréable à Yahvé.
Les
dieux díHadrien? un vide, une absence. A líinstar des dieux de Baal de
l'Ancien Testament, les dieux romains sont faits de mains d'hommes et aussi
mortels que nous: ìJeme disais qu'il
était bien vain d'espérer pour Athènes et pour Rome
cette éternité qui n'est accordée ni aux hommes ni
aux choses, et que les plus sages d'entre nous refusent même aux
dieux.î A quoi servent-ils d'ailleurs ces dieux ìqui ne se lèvent
ni pour avertir, ni pour protéger, ni pour récompenser, ni
pour punir.î?
Passons
de l'Ancien au Nouveau Testament. Si Hadrien refuse aux dieux l'immortalité,
il ne refuse nullement qu'on fasse de lui-même un dieu, dont la puissance
de thaumaturge rappelle cette fois-ci celle des évangiles et les
guérisons miraculeuses díun Dieu fait homme mu par sa pitié
humaine. ìUne vieille aveugle est arrivée à pied de Pannonie;
elle avait entrepris cet épuisant voyage pour me demander de toucher
du doigt ses prunelles éteintes; elle a recouvré la vue sous
mes mains, comme sa ferveur s'y attendait à l'avance; sa foi en
l'empereur-dieu explique ce miracle.ì Enlevons du texte le mot empereur.
Qui parle: est-ce Jésus de Galilée ou Hadrien divinisé?
A
la toute dernière page de ses mémoires, líempereur, par un
don presque trop visible de prescience auctoriale sur l'avenir de l'Histoire,
que Marguerite Yourcenar justifie néanmoins en assurant qu'elle
se tenait ìdans le domaine du plausible, pourvu toutefois, ajoute-t-elle
prudemment, que ces pronostics restassent vagues,î Hadrien, cet ìhomme
lucide, avec de grandes ouvertures sur des mondes qui ne sont pas les siensÖ36î
par le truchement du vieux Chabrias, son initiateur orphique, qui s'en
inquiète, Hadrien, donc, pressent ìde voir un jour le pastophore
de Mithra ou l'évêque du Christ s'implanter à Rome
et y remplacer le grand pontife.î Níest-ce pas là un artifice de
plus par lequel Marguerite Yourcenar illustre comment son Hadrien se voit
relié,là
encore, à l'antique et au chrétien? ìSi par malheur ce jour
arrive,ì- les termes sont ceux-là mêmes des évangiles
prédisant la fin des temps -, mon successeur le long de la berge
vaticane aura cessé d'être le chef d'un cercle d'affiliés
ou d'une bande de sectaires pour devenir à son tour une des figures
universelles de l'autorité. Il héritera de nos palais et
de nos archives; il différera de nous moins qu'on ne pourrait le
croire.î
Qui
dit religion dit rites. Les rites de la nouvelle religion chrétienne
allaient être absorbés par ceux de l'antique religion romaine.
Il suffirait de nouveau de changer peu de mots pour que ce commentaire
de l'empereur nous fasse passer d'une religion à l'autre: ìJe continuerai
d'exercer en personne mes fonctions de Grand Pontife [...], de célébrer
moi-même ces antiques rites de la religion romaine.î
Répétons-le:
qui dit religion dit rites. ìCes grands rites ne font que symboliser les
événements de la vie humaine, mais le symbole va plus loin
que l'acte, [il] explique chacun de nos gestes en terme de mécanique
éternelle,î expliquait-elle encore avec son habituelle autorité.
Rites du catholicisme de son enfance, auxquels Marguerire resta fidèle
toute sa vie, faisant
chaque année, dire des messes à la mémoire de Grace
ou faisant célébrer une messe à la mémoire
de Jerry. Et pour elle-même, de par volonté testamentaire,
seront lus le 16 janvier 1988 dans ìle discret et charmant petit cimetière
de Somesvilleî (Walter Kaiser), les mêmes textes, bibliques et bouddhiques,
quíelle avait choisis pour Grace en 1979, (GraceÖ hospes
comesque, hôte et compagne),textes
pieuxqui traduiraient jusque dans
líau-delà son éternel désir díêtre, comme Hadrien,
ìreliée à toutî. Reliée
donc à la foi de son enfance par son choix de textes
bibliques: ìHeureux les doux, car ils recevront la terre en héritage...î
(Sermon sur la Montagne) ; ìLa charité ne passe jamais. Les langues,
elles, se tairont. La science, elle, disparaîtraÖî (Epître
de Paul aux Corinthiens) et reliée tout autant à la connaissance
bouddhique acquise dans líâge mûr: ìSoixante-six fois mes yeux
ont contemplé les scènes changeantes de líautomne/Ö Ne me
demandez plus rien./Mais prêtez líoreille aux voix des pins et des
cèdres quand le vent se tait.î (Poème de Ryo-Nan, religieuse
bouddhiste du XIXe siècle)37.
Hadrien
écrivait: ìL'humain me satisfait; j'y trouve tout jusqu'à
l'éternel.î Dans ìla phrase si essentielle,î testament spirituel
à valeur de prière, mise dans la bouche de Zénon quand
celui-ci parle de Dieu, et que Marguerite Yourcenar avait choisie pour
sa propre pierre tombale: ìPlaise à Celui qui Est peut-être
de dilater le coeur de l'homme à la mesure de toute la vie38.î
(Pensait-elle à ce vers de Hugo: ìMontaigne eût dit: ìQue-sais-je?î
et Rabelais ìPeut-êtreî?), c'est encore en l'homme et à líhic
et nuncqu'il faut croire.
Mais il est vrai aussi, qu'à propos de sa mort, Hadrien par son
truchement avait de même écrit: ìEt qui dit mort dit aussi
le monde mystérieux auquel il se peut qu'on accède
par elle.î
Nous
pourrions une fois de plus laisser la parole à Hadrien: ìChaque
homme a éternellement à choisir, au cours de sa vie brève,
entre l'espoir infatigable et la sage absence d'espérance.î Faut-il
y voir de nouveau l'espoir camusien d'un Sisyphe quíìil faut imaginer heureuxî,
opposé à l'espérance, vertu théologale, à
laquelle, contrairement à ce que disait Péguy (ìla foi que
j'aime dit Dieu, c'est l'espéranceî), il est sage de ne pas croire,
ou, comme ajoute Hadrien sous le déguisement de son truchement,
ìréussir à les accorder un jour l'un à l'autre.î Hadrien,
répétons-le avec elle, ìcet homme seul et díailleurs relié
à tout.î
ìJe
suis devenue Hadrien,î corrigeait Marguerite Yourcenar, et non pas ìHadrien
cíest moiî, ìnuance délicate mais capitale,î insistait-elle39.
Comment faut-il alors comprendre líexhortation de la formule finale du
texte: ìTâchons díentrer dans la mort les yeux ouvertsÖî? Pluriel
de modestie ou bien voeu adressé à soi-même, voeu quíelle
réalisera díailleurs existentiellement en entrant dans la mort,
le 17 décembre 1987, ìles yeux ouvertsî. Relisons la relation de
DeeDee [Deirdre] Wilson, sa fidèle infirmière, qui líaccompagna
jusquíen ses derniers moments: ìMadame prit soudain une grande inspiration.
Il était vingt et une heure trente quand Marguerite Yourcenar ouvrit
les yeux pour la dernière fois, et les garda ouverts40.î
Il
y aurait encore, et cíest la neuvième chose que je dirai, tout en
choisissant de très peu dire, toutes les comparaisons que líon a
déjà pu faire, malgré les dénégations
répétées de cette dernière, entre Hadrien et
elle-même: ce même goût de líhellénisme et díune
Grèce ensoleillée dans laquelle, líun et líautre, ont beaucoup
voyagé; ce même goût du voyage, ìaussi violent que le
désir charnel,î fait-elle dire à celui-ci. ìJe níai jamais
eu le sentiment díappartenir complètement à aucun lieu, pas
même à mon Athène bien-aimée, pas même
à Rome, confie Hadrien. Etranger partout, je ne me sentais particulièrement
isolé nulle part.î Par cet aveu, ne sent-on pas à quel point
sont intimes les rapports quíHadrien et Yourcenar entretiennent avec les
lieux? Et cet autre, où elle fait directement allusion à
Hadrien: ìJíaime moi aussi les pays éloignés pour chercher
ce quíil y a de semblable et de différent chez les êtres dans
les endroits les plus lointains possibles.î (Le
Monde, 7 décembre 1984).
Enfin,
il níest peut-être pas inutile de répéter après
Gérard Pélissier, déjà cité, que ìsa
relation à Jerry [Wilson] níest pas sans analogie avec celle díHadrien
à Antinoüs; sans doute poursuit-elle auprès de ce jeune
homosexuel la quête entreprise dans les années trente auprès
dí[André] Fraigneau41,î
cet autre homme qui, lui aussi, níaimait que les hommes.
Lors
díune croisière sur le Nil, en 1982, raconte son ami Jean-Pierre
Corteggiani, ìà quelque dix mètres du rivage, à líendroit
où, peut-être, síétait noyé Antinoüs, Marguerite
Yourcenar, symboliquement, a jeté une petite bourse pleine de monnaie.î
ìElle aimait à rapporter, raconte encore Savigneau, un incident
qui a probablement contribué à intensifier líassimilation
quíelle rêvait entre Antinoüs et Jerry. Un soir, du bateau,
il a plongé dans le Nil. Il avait mésestimé le courant
et il a eu du mal à revenir à bord. Assez effrayé,îruisselant
díeau glacéeî, il se serait réfugié dans les bras
de Marguerite Yourcenar, comme un enfant, et lui aurait dit: ìJíaurais
dû me noyer comme Antinoüs42.î
Le
14 octobre 1987, deux mois seulement avant quíelle meure, victime de líattaque
de congestion cérébrale qui la surprendra le 8 novembre,
jíétais allé líécouter à líuniversité
Harvard (là où sont déposées sous scellés
jusquíen 2037 une large part de ses archives), à líoccasion de sa
conférence sur Borgès, pour entendre de vive voix ce quíelle
aurait à nous dire de son vieil ami aveugle auquel elle avait brièvement
rendu visite à Genève, quelques jours seulement avant la
mort de ce dernier. ìJíaurais tant voulu, avait-elle noté, quíil
commente cette phrase de lui qui míobsède: ìUn
écrivain croit parler de beaucoup de choses, mais ce quíil laisse,
síil a de la chance, cíest une image de lui.î
Et
la dixième chose que je vais enfin vous dire, cíest líimage de Madame
Yourcenar quíil me reste à moi de ce jour-là, non plus de
la femme à ìla démarche dominatrice et solennelle43ì
de naguère, mais celle díune vieille dame, avançant au milieu
de nous, courbée et pesante, et qui, après sa conférence,
ou plus exactement la monotone lecture de son texte sur Borgès,
níaccorda aucune question qui aurait pu de même tarauder son auditoire
avide ou curieux.
Sans
quíelle le sache, Borgès síétait déjà expliqué
sur la phrase citée. Il disait: ìOn pourrait dire [Ö] que chaque
écrivain laisse deux oeuvres. Líune est son oeuvre écrite,
et líautre, peut-être la plus importante pour la gloire ou la renommée,
cíest son image. Ce qui survit, cíest líimage. Il ne reste que le miroir
et líimage. Líhomme concret est assez irréel et assez éphémère44.î
Oui,
Borgès avait raison. Peu importe líimage díelle que jíai pu conserver
dans ma mémoire. Ce qui reste, cíest bien sûr, à travers
son oeuvre, líimage de sa gloire ou de sa renommée. ? Borgès,
tout autant latiniste quíangliciste, pensait sans doute à notre
mot anglais ìfameî, calqué sur le latin fama
exprimant líun et líautre. ? De cette
ìromancière de l'histoireî, qui fut avant tout ìun écrivain
de l'hommeî, (Jean d'Ormesson, Le
Figaro, 7 mars 1980), nous retiendrons donc en dernière
analyse, celle díun grand écrivain de renommée mondiale,
avec un non seulement ìHadrienî traduit aujourdíhui en vingt-cinq langues,
mais surtout celle díun grand ìmanieurî de notre langue
française. Manieur: terme ìandrogyneî qui lui sied bien, de même
que le qualificatif de ìconsubstantielî utilisé par Fançois
Nourrissier, terme tout aussi vaste quíexact quand il síagit de líapproche
autobiographique de son oeuvre.
Car
personne mieux que ce connaisseur de nos lettres françaises ne lía
dit avec autant de justesse et díéloges: ìCette langue est une des
plus belles langues françaises, moins ductile que de líAragon, moins
voulue que du Montherlant, plus juteuse que du Gracq ou du Mandiargues.
(...) Cíest cela un écrivain: non pas níimporte qui plus des livres,
mais quelquíun pour qui sa vie et les mots, ses livres et le Temps paraissent
consubstantiels45.î