Cet article a été publié dans Revue des Lettres et de Traduction, Année  2001 Nº 7, Kaslik - Liban.

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ëImage de luií / Écriture de soi
A líoccasion du cinquantenaire de la publication de Mémoires díHadrien:

Autre regard sur líauto(bio)graphie chez Marguerite Yourcenar

Un écrivain croit parler de beaucoup de choses,
mais ce quíil laisse, síil a de la chance,
cíest une image de lui.1

En somme líécrivain est le secrétaire de soi-même. ...
Quand jíécris ... je suis sous ma propre dictéeÖ2

ìIl y a neuf choses qui me viennent à líesprit et une dizième que je vais vous dire,î oserai-je emprunter à líEcclésiastique pour gloser sur un sujet, celui de líautobiographie chez Marguerite Yourcenar, à propos duquel elle síest elle-même à maintes reprises expliquée et sur lequel la critique a déjà versé beaucoup díencre.

Nous le savons - et cíest la première chose à redire - que dans son oeuvre, líautobiographie est, comme elle le rappellait déjà elle-même en 1957, ìnulle et très grande; partout diffuse et nulle part directe3En 1986, an un seulement avant sa mort, apprenant le sujet díun colloque qui aurait précisément pour thème ìMarguerite Yourcenar: biographie, autobiographie,î elle répétait pareillement: ìMais on pourrait dire quíaucune de mes oeuvres níest autobiographique ou que toutes le sont4.î Cíétait en quelque chose sorte adopter pour soi-même une conception de líautobiographie ? terme récent, soit dit en passant, recensé seulement en 1842 par líAcadémie ? façon Paul de Man, lequel considère celle-là non comme un genre spécifique mais comme un ìde-facement ì ? (du vieux françaisdesfacier, défigurer) ? donc comme une ìdéfigurationî du discours, que líon retrouverait, jusquíà un certain point, dans tous les textes5.

Souvenons-nous également de sa remarque à líégard de son prédécesseur aux rangs des ìImmortels,î qui vaut tout autant pour nous aujourdíhui, ses lecteurs: ìJíai peu connu Caillois. Jíai fait mieux, je líai lu.î Remarque quíelle avait déjà ainsi formulée à son ami Jean Chalon en 1974: ìUn écrivain vaut par ses livres. Cíest là quíil faut le chercher ? ou plutôt, car il ne síagit pas de le chercher ? chercher les idées quíil a à donner6

Nous savons aussi - et cíest la seconde chose à redire avec Marguerite Yourcenar elle-même - quíelle a toujours eu ìhorreur de cette espèce díexcitation maladive du public se ruant sur la vie de líécrivain, comme si celui-ci níétait pas un homme ou une femme comme les autres.î Dans ses entretiens avec Matthieu Galey, elle síemporte contre ìcette obsession française du ëculte de la personnalitéí (la sienne) chez la personne qui écrit ou qui parle,î ajoutant que ìle public qui cherche des confidences personnelles dans le livre díun écrivain est un public qui ne sait pas lire7.î Et dans le dernier entretien quíelle accorda en 1986 à Alfred Cismaru, elle réitérait de même que la raison pour laquelle le public voulait des confessions est que la plupart des lecteurs sont des voyeurs8.î Au même Jean Chalon, qui avait cru déceler un autoportrait díelle-même dans la description díun certain grand-oncle maternel, lui aussi poète et écrivain, il lui sera rétorqué que, ìunum sum et multi in me, certes, mais [que] ces multi-là ne sont pas la même chose que notre petit moi.ì Et elle ajoute que le livre en question, (Souvenirs pieux) ìne contient ni ëconfessionsí, ni ëaveuxí, surtout involontaires. Il se peut, continue-t-elle, que jíécrive un jour un volume (un seul) sur ma propre vie, ou plutôt sur les personnes que jíai connues et les événements auxquels jíai assisté. Si je le fais (Deo volente), je sais díavance que je níy jouerai quíun tout petit rôle9

Ce livre, comme chacun sait, était le premier de sa prétendue autobiographie, consignée dans la trilogie consacrée à líévocation de sa famille et intitulée Le Labyrinthe du monde(Souvenirs pieux, 1974 ; Archives du Nord, 1977 ; Quoi? LíÉternité?, inachevé). Prétendue, dois-je souligner, - ce qui est la troisième chose que je dirai. - Car, díune part, bien que présenté comme Mémoires lors de sa parution, ìlíouvrage síécarte de la définition désormais orthodoxe élaborée par Philippe Lejeune, selon laquelle líautobiographie est un ërécit rétrospectif en prose quíune personne réelle fait de sa propre existence, lorsquíelle met líaccent sur sa vie individuelle, en particulier sur líhistoire de sa personnalitéí (Le pacte autobiographique)10

Díautre part, étant donné que Quoi, LíÉternité? (1988) et líédition de la Pléiade díEssais et Mémoires (1991) furent, líun et líautre, publiés à titre posthume, il níest point du tout sûr que Marguerite Yourcenar, ìsurveillanteî extrêmement pointilleuse de la publication de ses oeuvres, ait consenti à ce que ce choix du mot ìMémoiresî devienne le titre global de son trytique. Rappelons que premier volet est consacré à sa branche maternelle (avec en finale une seule phrase qui semblerait annoncer un développement ultérieur: ìMon visage commence à se dessiner sur líécran du temps11.î Le second, consacré à la branche paternelle, examine génération par génération la patiente formation de la lignée paternelle. Quant au dernier volet, resté sur le chantier et publié ìdans une édition pour laquelle les termes ëdouteuxí ou ëbâcléísont de délicats euphémismes12,î il raconte les dernières années de la vie de son père avec en tout et pour tout quelque vingt pages intitulées ìLes miettes de líenfance,î qui sont díailleurs sans lien direct avec le reste. ì[Il est] si dur de parler de soi quand on est un cas, semble-t-il, particulier,î confiait-t-elle à Matthieu Galey lors de son passage à Paris en 1982 13.

Rappelons encore que dans líavant-propos des Oeuvres romanesques de líédition de la Pléiade publiées en 1982, elle avait choisi - soigneusement, on níen peut douter ? pour expliciter ce que serait ces trois volumes du Labyrinthedu monde ? les termes de ìchroniques familiales et partiellement autobiographiques.î Le choix du titre lui-même est díailleurs par lui-même révélateur. Quíelle líait repris à Comenius, líauteur tchèque du XVIIth que son père avait traduit de líanglais, ou quíelle ait aussi pensé à ce que son ami Borgès avait dit sur ce ìmot labyrinthe [Ö tellement beau, [Ö] ce mot grec. En anglais, vous avez labyrinth, cíest assez beau également et puis maze,14ì le symbole de complexité du terme lui-même était bien pour lui plaire. Ainsi que le rappelle Michèle Goslar, ìson amitié pour le poète Borgès, mort quelques mois avant elle,était née de ce ësentiment commun et très sombre díun labyrinthe dont on ne sort pasí15.î

Rappelons finalement que son projet originaire, quíelle date de sa vingtième année, díécrire ìune saga familiale à líéchelle de líhistoire,î nous renseignait déjà sur le ressort intime de son écriture: Ce serait, expliquait-elle encore à Matthieu Galey, ìun énorme projet de roman, projet immense et informe, où toutes les générations se seraient étirées, de Zénon [Zénon de LíOeuvre au noir] à Michel [Michel de Crayencour, cet homme ìaux semelles de vent,î qui, pour elle, fut ìà peine un père.î 

DansArchives du Nord, elle va même jusquíà rêver ? généalogie sans doute imaginaire - quíà une lettre près, líun de ses anciens ancêtres perdus dans ìla nuit des tempsî ? rattachait sa famille flamande à celle de líempereur romain: un certain Adriansen, ìnom qui signifie fils díAdrian,î explique-t-elle pour être sûr que nous fassions le rapprochement avec Hadrien, duquel elle fait, suivant la formule díHenriette Levillain ìlíascendant idéal16î.

Bref, - et ce sera la quatrième chose que je dirai - la contestation répétée de líautobiographie chez Marguerite Yourcenar pourrait se résumer, díun côté à des titres tels que les suivants: ìLe pacte autobiographique impossibleî ou encore ìDe líillusion autobiographique à líautobiographie partielle: stratégie du silence17îet, de líautre, à des conclusions telles que les formule, par exemple, Josyane Savigneau dans sa biographie de líauteur: ìProfondément, de sa vie ne líintéressait que ce qui pouvait être prétexte à reconstruction littéraire,î ou bien: ìQuoi quíil en soit, on le sait, cíest probablement ce quíelle a recomposé quíelle a vécu le plus intensément18 .î 

Reste ? et sur ce cinquième point je serai tout aussi bref ? toute la critique psychanalytico-féministe, en particulier la critique anglo-américaine, ìautogynographiqueî pour reprendre le terme utilisé par Germaine Brée19, critique qui cherche à prouver que ìYourcenarís narrative carries the traces of a specifically feminine discourseî ou alors consiste à ìsuivre au fil des textes [yourcenariens] les traces d'un déni maternel et les paradoxes de l'écriture construite avec les matériaux qu'elle a charge de nier2o.î Il faudrait aussi y ajouter les recherches récentes, qui síinspirent de la critique française contemporaine et en particulier des travaux de Julia Kristeva, síorientant vers une autobiographie vécue comme exercice spirituel21.

A mon avis ? et jíen arrive à la sixième et importante chose que je voudrais dire, et dont le cinquantenaire de la publication de Mémoires díHadrien (en décembre 2001) míoffre líoccasion -, il y aurait une autre piste à creuser, sinon à rafraîchir, à savoir que ce níest pas tant díìauto?bio-graphieî (oblique, partielle ou impossible, quelle que soit la variation choisie) ou encore dí ìauto?gyno-graphieî (díécriture de soi-en tant que femme), mais plutôt díécriture de soi tout court, i.e. littéralement dí îauto?graphieî, tel quíon le trouve déjà finement analysé dans líouvrage collectif cité précédemment. 

En somme líécrivain est le secrétaire de soi-même. Quand jíécrisÖ je suis sous ma propre dictéeÖai-je placé en exergue. ìComme líexplique bien Paul-Laurent Assoun, Marguerite Yourcenar exprime, sous forme spontanée, au moment díévoquer la genèse de ses Mémoires díHadrien, cet étrange dédoublement qui rend possible líacte díécriture: elle semble signifier ainsi que, mettant sa plume au service de la figure díHadrien, líempereur mythique, et feignant, de façon audacieuse, que celui-ci se raconte, cíest, simultanément, une nécessité díécriture de soi ? autographique- quíelle porte à líexpression22

Dans la même veine, et díun point de vue pédagogique, nous pourrions citer également le récent petit ouvrage díAlain Trouvé23, qui vulgarise, au sens noble du terme, les travaux déjà entrepris par Maurice Delcroix, lequel a déjà finement démontré comment ìMémoires díHadrien est líautobiographie fictive díun puissant du passé, líérudition cautionnant la fiction, líenjeu principal de celle-ci étant de pénétrer dans líintériorité díun homme public,24î et par ceux díHenriette Levillain, qui, de son côté, dépliant, comme elle le dit, líéventail de la forme autobiographique, caractérise de même díìautobiographie fictiveî ces mêmes Mémoires,estimant que cíétait là ìla désignation la plus adéquate25

Cet critique nous rappelle aussi que ces ìmémoires imaginairesî, selon líexpression díailleurs assez étonnante de Marguerite Yourcenar elle-même, ìmémoires apocryphesî pour certains, ìbiographie lyriqueî pour díautres, ou encore ìfiction ruséeî selon líexpression toute en joliesse de Nathalie Sarraute, est également une oeuvre qui ìfait résonner une voix contemporaine avec ses inquiétudes et ses pressentiments, ses espoirs aussi: cíest, volens nolens, ajoute-t-elle, une autobiographie déguisée de son auteur26

Arrêtons-nous quelque peu sur ce dernier point ? ce qui sera la septième chose que jíévoquerai ? pour illustrer díabord comment Mémoires díHadrien est, entre autres choses, une oeuvre qui reflète en vérité líair du temps. ìCíest pendant la guerre que, sur une préoccupation déjà bien ancienne, je commençai les Mémoires díHadrien, rappelle Marguerite Yourcenar à Claude Métra, à líoccasion díun entretien, livre qui níeût sans doute jamais vu le jour, continue-t-elle, síil níy avait eu cette lutte de líEurope contre líHitlérisme, síil níy avait eu ce combat de la lumière contre líobscurité27.î Ajoutons-y cette autre remarque faite à un étudiant qui síétait intéressé à une étude comparative entre Hadrien et Zénon: ìHadrien, écrit entre 1949 et 1951, reflète líidée, qui míhabitait en ce temps-là quíun certain nombre díesprits justes pourraient encore organiser un monde vivable28.î Peut-on donc douter que le rêve de la pax romana díHadrien ne soit líécho du rêve occidental de líaprès?guerre? Marguerite Yourcenar a lu, nous dit-elle, le premier volume des Mémoires de Churchill à líépoque où elle a commencé à écrire son livre. Elle a insisté sur la dimension politique de son oeuvre et a rappelé les circonstances historiques de sa rédaction, à commencer par les Nations unies.

En effet, líhumanisme díHadrien, nous semble-t-il, a des accents étonnamment proches, par exemple, de celui díAlbert Camus lorsque líempereur mentionne lui aussi ses ìfaibles efforts pour améliorer la condition humaine.î Ou encore, lorsque ce dernier déclare que ìle bien comme le mal est affaire de routineî et ìquíil faut toujours recommencer,î sa voix semble se confondre avec celle du docteur Rieux. La Peste, on le sait, dont la publication remonte à 1947, est un roman fort marqué par le climat de líaprès-guerre et par le rêve díune paix qui síinstallerait de façon durable. Cíest de même avec un accent quasi ìsartrienî quíHadrien confie au jeune Marc: ìmes premières patries ont été les livres,î une confidence proche de ton de celle de líauteur des Mots: ìJíai commencé ma vie comme je la finirai sans doute: au milieu des livres.î

ìQuand je considère ma vie, je suis épouvanté de la trouver informe,î lit-on dans Mémoires díHadrien. ìQuand je considère ma vie, je suis épouvantée de la trouver informe,î se répète Marguerite Yourcenar, en mettant au féminin la phrase précitée29. Et lors de son discours de réception à líAcadémie française, le 22 janvier 1981, elle parlera de nouveau de ìce moi incertain et flottant, dont jíai contesté moi-même líexistence.î Ne faut-il pas voir dans cet aveu répété le fait que ìlíinterrogation implicite sur le moi insaisissable de líécrivain, comme síinterroge Christophe Carlier, appartient aux thèmes de la littérature díaprès-guerre. Elle apparaît chez des écrivains comme Butor et Blanchot, emblématiques díune modernité dont M. Yourcenar était peut-être moins éloignée quíon pense30.î 

Dans un autre ordre díidées, 1951 ? mentionnons-le pour mémoire, - cíest aussi líannée où paraissent le Molloy et le Malone meurt de Samuel Beckett; la même année où Julien Gracq publie Le Rivage des Syrtes, dans lequel celui-ci évoquait ìles beaux cavaliers sentant líherbe sauvage et la nuit fraîche, avec leurs yeux díailleurs et leurs manteaux soulevés par le vent31

Comme le remarque encore Josyane Savigneau, Marguerite Yourcenar ìa toujours admis avoir mis dans ce livre ëbeaucoup dí[elle]-mêmeíî, ajoutant quíìune lecture minutieuse díHadrien, qui appartient aux critiques littéraires, peut en multiplier les preuves. Il est du reste plaisant, ajoute-t-elle, de constater que líon a toujours préféré identifier Marguerite Yourcenar à Hadrien plutôt quíà Zénon, personnage infiniment plus dérangeant, marginal, transgressif 32

Osons donc - huitième chose - de relever le défi qui nous est offert, et essayons en particulier de ìdéchiffrerî líunivers spirituel díHadrien, lequel reflète, croyons-nous, celui de son auteur, et voyons comment Marguerite Yourcenar a opéré une subtile confusion de son imaginaire et du sacré, inscrivant en particulier dans son texte tout un vocabulaire à résonance biblique. 

Du ìvaste syncrétismeî (Levillain) díHadrien? un mot inventé au XVIIe siècle ? syncrétisme philosophique díun côté, qui le conduit à adopter tour à tour le stoïcisme, líépicurisme et le scepticisme, syncrétisme religieux de líautre, qui lui fait restaurer tous les anciens cultes et qui lui fait honorer tous les dieux, et auquel il ajoute la vision du brahmane, les considérations bouddhistes et líindividualisme moderne, on a déjà beaucoup glosé33.

A notre tour relisons attentivement le texte, en nous souvenant que Marguerite Yourcenar, toute nourrie de la pensée antique, est tout autant familière de la Parole biblique. Car, comme elle aime à le rappeler: ìIl níest pas question [Ö] pour moi de rejeter ou de nier líinfluence de mes origines chrétiennes et particulièrement catholiques34.î Laissons-là encore síexpliquer sur sa ? ou plus exactement ? ses religions. En effet, cette nomade des cultures déclare: "J'ai plusieurs religions, comme j'ai plusieurs patries,[...] Je ne songe certes pas à renier l'Homme ? e11e souligne d'une majuscule, comme pour sacraliser ce mot - qui a dit que ceux qui ont faim et soif de justice seraient rassasiés, et que les purs verraient Dieu, et qui pour salaire s'est fait crucifier, mais je renonce encore moins à la sagesse taoïste, pareille à une eau limpide, tantôt claire, tantôt sombre, sous laquelle se décèle l'arrière-fond des choses. [...] Surtout, je reste profondément attachée à la connaissance bouddhique, étudiée à travers ses différentes écoles qui, comme les différentes sectes chrétiennes, me paraissent moins se contredire que se compléter35

Comme cet autre solitaire, à líunivers tout aussi bucolique que syncrétiste, celui de Walden Pond, qui avait pour devise ìTout ou rienî, (traduction díun ìthoroughî au caractère entier calqué homophoniquement sur son nom díorigine française), elle aurait pu répéter après Henry Thoreau: "Pour le philosophe, toutes les sectes, toutes les nations sont semblables: jíaime Brahma, Hari, Bouddha et le Grand Esprit autant que Dieu.î Comme son ami Borgès, déjà cité, elle avait été séduite par la ìréussite très rareî du bouddhisme: ìLa seule religion, estime-t-elle, qui se soit construit une psychologie vraiment profonde. Avec le sens de l'être et le sens du contraire de l'être; le sens du passage, le sens du mal dans l'univers, la douleur, le sens des particules qui composent la personnalité humaine. Ça va très loin sans dépendre d'un dogme.î (Figaro Magazine, 31 octobre 1980).

Rappelons-nous également que son Carnet de notesde Mémoires díHadrien commence par la mention primordiale de la redécouverte de ìla phrase inoubliableî (retrouvé[e] dans un volume de la correspondance de Flaubert, fort lu et fort souligné par moi en 1927): ëLes dieux níétant plus. Et le Christ níétant pas encore, il y a eu, de Cicéron à Marc Aurèle, un moment unique où líhomme seul a été.íî Et dans cette même note, elle ajoute: ìUne grande partie de ma vie allait se passer à essayer de définir, puis peindre, cet homme seul et díailleurs relié à tout.î (ìReligion, du beau mot ëreligioí, veut dire ëce qui relieí,ì avait-elle encore expliqué). Sa propre fascination, donc, en dépit ou, plus exactement, en plus de la religion de son enfance, pour un humanisme païen débarrassé de superstitions et non engagé dans la transcendance, révèle bien une partie de son propre syncrétisme, quíelle allait traduire et trahir en laissant sa plume nous recréer son Hadrien. 

Ecoutons donc ce dernier réciter ses propres vers, ceux-là même que nous pouvons encore aujourd'hui déchiffrer sur son mausolée au château Saint-Ange, et que Marguerite Yourcenar place à l'incipit et à l'excipit du texte, trajectoire d'une vie orientée vers ses fins dernières: Animula vagula, blandula, /Hospes comesque corporis, /Quae nunc abibis in loca / Pallidula, rigida, nudula, / Nec, ut soles, dabis iocosÖDernières confidences, que ìpour ceux qui auraient oublié leur latin d'école,î elle nous traduit, avec son unique maîtrise de fidélité souple et díélégance, par ces mots: ìPetite âme, âme tendre et flottante, compagne de mon corps, qui fut ton hôte, tu vas descendre dans ces lieux pâles, durs et nus, où tu devras renoncer aux jeux d'autrefoisÖî en y ajoutant sans transition cette phrase éminemment poétique, exemple superbe de sa prose limpide: ìUn instant encore, regardons ensemble les rives familières, les objets que sans doute nous ne reverrons plusÖî 

Si par sa musicale sérénité, cette toute demière phrase peut nous rappeler la mort de Socrate évoquée par Platon, ou encore la mort de Sénèque lors de son suicide ordonné par Néron, celle qui précède, par son évocation de la descente de l'âme aux ìlieux pâles, durs et nus,î ne fait-elle pas écho en même temps au shéol de l'Ancien Testament et à la prière du psalmiste redoutant de voir son âme aller s'enfouir dans ce lieu de silence, de ténèbres et d'oubli?

ìJíaimais, confie encore Hadrien, ces lieux tristes, ce ciel brouillé, ces fleuves boueux creusant une terre informe et sans flamme dont aucun dieu n'a modelé le limon.î Nous voici comme magiquement reportés à la Genèse, et renseignés d'un coup sur la cosmogonie hadrianique. Ou encore: Voici que ce dernier a décidé de la construction d'un Panthéon. ìDe plus en plus, toutes les déités m'apparaissaient mystérieusement fondues en un Tout, émanations infiniment variées, manifestations égales d'une même force: leurs contradictions n'étaient qu'un mode de leur accord.î Et continue l'empereur-architecte: ìJíavais voulu que ce sanctuaire de tous les dieux reproduisît la forme du globe terrestre et de la sphère stellaire, du globe où se renferment les semences du feu étemel, de la sphère creuse qui contient tout. Cétait aussi la forme de ces huttes ancestrales où la fumée des plus anciens foyers humains s'échappait par un orifice situé au faîte. [...] La prière s'échapperait comme une fumée vers ce vide où nous mettons les dieux.î De nouveau réapparaît l'image biblique de la prière qui monte vers le ciel comme une offrande sacrificielle agréable à Yahvé. 

Les dieux díHadrien? un vide, une absence. A líinstar des dieux de Baal de l'Ancien Testament, les dieux romains sont faits de mains d'hommes et aussi mortels que nous: ìJeme disais qu'il était bien vain d'espérer pour Athènes et pour Rome cette éternité qui n'est accordée ni aux hommes ni aux choses, et que les plus sages d'entre nous refusent même aux dieux.î A quoi servent-ils d'ailleurs ces dieux ìqui ne se lèvent ni pour avertir, ni pour protéger, ni pour récompenser, ni pour punir.î?

Passons de l'Ancien au Nouveau Testament. Si Hadrien refuse aux dieux l'immortalité, il ne refuse nullement qu'on fasse de lui-même un dieu, dont la puissance de thaumaturge rappelle cette fois-ci celle des évangiles et les guérisons miraculeuses díun Dieu fait homme mu par sa pitié humaine. ìUne vieille aveugle est arrivée à pied de Pannonie; elle avait entrepris cet épuisant voyage pour me demander de toucher du doigt ses prunelles éteintes; elle a recouvré la vue sous mes mains, comme sa ferveur s'y attendait à l'avance; sa foi en l'empereur-dieu explique ce miracle.ì Enlevons du texte le mot empereur. Qui parle: est-ce Jésus de Galilée ou Hadrien divinisé?

A la toute dernière page de ses mémoires, líempereur, par un don presque trop visible de prescience auctoriale sur l'avenir de l'Histoire, que Marguerite Yourcenar justifie néanmoins en assurant qu'elle se tenait ìdans le domaine du plausible, pourvu toutefois, ajoute-t-elle prudemment, que ces pronostics restassent vagues,î Hadrien, cet ìhomme lucide, avec de grandes ouvertures sur des mondes qui ne sont pas les siensÖ36î par le truchement du vieux Chabrias, son initiateur orphique, qui s'en inquiète, Hadrien, donc, pressent ìde voir un jour le pastophore de Mithra ou l'évêque du Christ s'implanter à Rome et y remplacer le grand pontife.î Níest-ce pas là un artifice de plus par lequel Marguerite Yourcenar illustre comment son Hadrien se voit relié,là encore, à l'antique et au chrétien? ìSi par malheur ce jour arrive,ì- les termes sont ceux-là mêmes des évangiles prédisant la fin des temps -, mon successeur le long de la berge vaticane aura cessé d'être le chef d'un cercle d'affiliés ou d'une bande de sectaires pour devenir à son tour une des figures universelles de l'autorité. Il héritera de nos palais et de nos archives; il différera de nous moins qu'on ne pourrait le croire.î

Qui dit religion dit rites. Les rites de la nouvelle religion chrétienne allaient être absorbés par ceux de l'antique religion romaine. Il suffirait de nouveau de changer peu de mots pour que ce commentaire de l'empereur nous fasse passer d'une religion à l'autre: ìJe continuerai d'exercer en personne mes fonctions de Grand Pontife [...], de célébrer moi-même ces antiques rites de la religion romaine.î

Répétons-le: qui dit religion dit rites. ìCes grands rites ne font que symboliser les événements de la vie humaine, mais le symbole va plus loin que l'acte, [il] explique chacun de nos gestes en terme de mécanique éternelle,î expliquait-elle encore avec son habituelle autorité. Rites du catholicisme de son enfance, auxquels Marguerire resta fidèle toute sa vie, faisant chaque année, dire des messes à la mémoire de Grace ou faisant célébrer une messe à la mémoire de Jerry. Et pour elle-même, de par volonté testamentaire, seront lus le 16 janvier 1988 dans ìle discret et charmant petit cimetière de Somesvilleî (Walter Kaiser), les mêmes textes, bibliques et bouddhiques, quíelle avait choisis pour Grace en 1979, (GraceÖ hospes comesque, hôte et compagne),textes pieuxqui traduiraient jusque dans líau-delà son éternel désir díêtre, comme Hadrien, ìreliée à toutî. Reliée donc à la foi de son enfance par son choix de textes bibliques: ìHeureux les doux, car ils recevront la terre en héritage...î (Sermon sur la Montagne) ; ìLa charité ne passe jamais. Les langues, elles, se tairont. La science, elle, disparaîtraÖî (Epître de Paul aux Corinthiens) et reliée tout autant à la connaissance bouddhique acquise dans líâge mûr: ìSoixante-six fois mes yeux ont contemplé les scènes changeantes de líautomne/Ö Ne me demandez plus rien./Mais prêtez líoreille aux voix des pins et des cèdres quand le vent se tait.î (Poème de Ryo-Nan, religieuse bouddhiste du XIXe siècle)37.

Hadrien écrivait: ìL'humain me satisfait; j'y trouve tout jusqu'à l'éternel.î Dans ìla phrase si essentielle,î testament spirituel à valeur de prière, mise dans la bouche de Zénon quand celui-ci parle de Dieu, et que Marguerite Yourcenar avait choisie pour sa propre pierre tombale: ìPlaise à Celui qui Est peut-être de dilater le coeur de l'homme à la mesure de toute la vie38.î (Pensait-elle à ce vers de Hugo: ìMontaigne eût dit: ìQue-sais-je?î et Rabelais ìPeut-êtreî?), c'est encore en l'homme et à líhic et nuncqu'il faut croire. Mais il est vrai aussi, qu'à propos de sa mort, Hadrien par son truchement avait de même écrit: ìEt qui dit mort dit aussi le monde mystérieux auquel il se peut qu'on accède par elle.î

Nous pourrions une fois de plus laisser la parole à Hadrien: ìChaque homme a éternellement à choisir, au cours de sa vie brève, entre l'espoir infatigable et la sage absence d'espérance.î Faut-il y voir de nouveau l'espoir camusien d'un Sisyphe quíìil faut imaginer heureuxî, opposé à l'espérance, vertu théologale, à laquelle, contrairement à ce que disait Péguy (ìla foi que j'aime dit Dieu, c'est l'espéranceî), il est sage de ne pas croire, ou, comme ajoute Hadrien sous le déguisement de son truchement, ìréussir à les accorder un jour l'un à l'autre.î Hadrien, répétons-le avec elle, ìcet homme seul et díailleurs relié à tout.î

ìJe suis devenue Hadrien,î corrigeait Marguerite Yourcenar, et non pas ìHadrien cíest moiî, ìnuance délicate mais capitale,î insistait-elle39. Comment faut-il alors comprendre líexhortation de la formule finale du texte: ìTâchons díentrer dans la mort les yeux ouvertsÖî? Pluriel de modestie ou bien voeu adressé à soi-même, voeu quíelle réalisera díailleurs existentiellement en entrant dans la mort, le 17 décembre 1987, ìles yeux ouvertsî. Relisons la relation de DeeDee [Deirdre] Wilson, sa fidèle infirmière, qui líaccompagna jusquíen ses derniers moments: ìMadame prit soudain une grande inspiration. Il était vingt et une heure trente quand Marguerite Yourcenar ouvrit les yeux pour la dernière fois, et les garda ouverts40

Il y aurait encore, et cíest la neuvième chose que je dirai, tout en choisissant de très peu dire, toutes les comparaisons que líon a déjà pu faire, malgré les dénégations répétées de cette dernière, entre Hadrien et elle-même: ce même goût de líhellénisme et díune Grèce ensoleillée dans laquelle, líun et líautre, ont beaucoup voyagé; ce même goût du voyage, ìaussi violent que le désir charnel,î fait-elle dire à celui-ci. ìJe níai jamais eu le sentiment díappartenir complètement à aucun lieu, pas même à mon Athène bien-aimée, pas même à Rome, confie Hadrien. Etranger partout, je ne me sentais particulièrement isolé nulle part.î Par cet aveu, ne sent-on pas à quel point sont intimes les rapports quíHadrien et Yourcenar entretiennent avec les lieux? Et cet autre, où elle fait directement allusion à Hadrien: ìJíaime moi aussi les pays éloignés pour chercher ce quíil y a de semblable et de différent chez les êtres dans les endroits les plus lointains possibles.î (Le Monde, 7 décembre 1984).

Enfin, il níest peut-être pas inutile de répéter après Gérard Pélissier, déjà cité, que ìsa relation à Jerry [Wilson] níest pas sans analogie avec celle díHadrien à Antinoüs; sans doute poursuit-elle auprès de ce jeune homosexuel la quête entreprise dans les années trente auprès dí[André] Fraigneau41,î cet autre homme qui, lui aussi, níaimait que les hommes. 

Lors díune croisière sur le Nil, en 1982, raconte son ami Jean-Pierre Corteggiani, ìà quelque dix mètres du rivage, à líendroit où, peut-être, síétait noyé Antinoüs, Marguerite Yourcenar, symboliquement, a jeté une petite bourse pleine de monnaie.î ìElle aimait à rapporter, raconte encore Savigneau, un incident qui a probablement contribué à intensifier líassimilation quíelle rêvait entre Antinoüs et Jerry. Un soir, du bateau, il a plongé dans le Nil. Il avait mésestimé le courant et il a eu du mal à revenir à bord. Assez effrayé,îruisselant díeau glacéeî, il se serait réfugié dans les bras de Marguerite Yourcenar, comme un enfant, et lui aurait dit: ìJíaurais dû me noyer comme Antinoüs42.î 

Le 14 octobre 1987, deux mois seulement avant quíelle meure, victime de líattaque de congestion cérébrale qui la surprendra le 8 novembre, jíétais allé líécouter à líuniversité Harvard (là où sont déposées sous scellés jusquíen 2037 une large part de ses archives), à líoccasion de sa conférence sur Borgès, pour entendre de vive voix ce quíelle aurait à nous dire de son vieil ami aveugle auquel elle avait brièvement rendu visite à Genève, quelques jours seulement avant la mort de ce dernier. ìJíaurais tant voulu, avait-elle noté, quíil commente cette phrase de lui qui míobsède: ìUn écrivain croit parler de beaucoup de choses, mais ce quíil laisse, síil a de la chance, cíest une image de lui.î 

Et la dixième chose que je vais enfin vous dire, cíest líimage de Madame Yourcenar quíil me reste à moi de ce jour-là, non plus de la femme à ìla démarche dominatrice et solennelle43ì de naguère, mais celle díune vieille dame, avançant au milieu de nous, courbée et pesante, et qui, après sa conférence, ou plus exactement la monotone lecture de son texte sur Borgès, níaccorda aucune question qui aurait pu de même tarauder son auditoire avide ou curieux.

Sans quíelle le sache, Borgès síétait déjà expliqué sur la phrase citée. Il disait: ìOn pourrait dire [Ö] que chaque écrivain laisse deux oeuvres. Líune est son oeuvre écrite, et líautre, peut-être la plus importante pour la gloire ou la renommée, cíest son image. Ce qui survit, cíest líimage. Il ne reste que le miroir et líimage. Líhomme concret est assez irréel et assez éphémère44

Oui, Borgès avait raison. Peu importe líimage díelle que jíai pu conserver dans ma mémoire. Ce qui reste, cíest bien sûr, à travers son oeuvre, líimage de sa gloire ou de sa renommée. ? Borgès, tout autant latiniste quíangliciste, pensait sans doute à notre mot anglais ìfameî, calqué sur le latin fama exprimant líun et líautre. ? De cette ìromancière de l'histoireî, qui fut avant tout ìun écrivain de l'hommeî, (Jean d'Ormesson, Le Figaro, 7 mars 1980), nous retiendrons donc en dernière analyse, celle díun grand écrivain de renommée mondiale, avec un non seulement ìHadrienî traduit aujourdíhui en vingt-cinq langues, mais surtout celle díun grand ìmanieurî de notre langue française. Manieur: terme ìandrogyneî qui lui sied bien, de même que le qualificatif de ìconsubstantielî utilisé par Fançois Nourrissier, terme tout aussi vaste quíexact quand il síagit de líapproche autobiographique de son oeuvre.

Car personne mieux que ce connaisseur de nos lettres françaises ne lía dit avec autant de justesse et díéloges: ìCette langue est une des plus belles langues françaises, moins ductile que de líAragon, moins voulue que du Montherlant, plus juteuse que du Gracq ou du Mandiargues. (...) Cíest cela un écrivain: non pas níimporte qui plus des livres, mais quelquíun pour qui sa vie et les mots, ses livres et le Temps paraissent consubstantiels45