La politique culturelle de la France.


 

        Je commencerai cette allocution en essayant de clarifier deux notions qui sont souvent associées l’une à l’autre, celle de culture et celle de civilisation.Savez-vous, par exemple, que le mot culture, au sens noble que nous lui connaissons, i.e. celui du développement des facultés intellectuelles et, par extension, l’ensemble des connaissances acquises par un individu, est en fait un germanisme. En allemand,au temps de Bismark (1815-1898), qui fut l’un des fondateurs de l’unité allemande, i.e. durant la seconde moitié du dix-neuvième, le mot Kultur a désigné les manifestations de tous ordres du génie national et de la langue allemande. 
 

        Doit aussi être explicitée dès le départ l’ambiguïté de la notion même de culture. Dans son acception dite “dynamique”, elle recouvre l'ensemble du patrimoine esthétique et intellectuel de l'humanité dont se nourrit l'instruction, elle aide aussi à développer l'esprit critique et à faire de chacun de nous quelqu’un de cultivé. Dans son acception dite “statique”, la culture se réfère aux usages, aux représentations et aux oeuvres d'une communauté humaine, et elle reflète des rapports de pouvoir tels que les a façonnés une tradition particulière.Sous ce second aspect, la culture est une notion relativiste, qui caractérise toutes formes de sociétés humaines, passées ou présentes, occidentales ou non; relativiste en ce sens également que l’on ne connaît bien sa propre culture qu’en la comparant ou en l’opposant à celle d’autrui. Vous aurez noté dans le manuel, Les Français, que nous utilisons pour ce cours, l’insistance répétée que mettent avec raison les auteurs sur une approche comparative entre la culture française et la culture américaine.


 

        Pour sa part, le français peut revendiquer la création du mot civilisation, un terme que l’on définit généralement comme l’ensemble des phénomènes sociaux, religieux, intellectuels, artistiques, scientifiques et techniques, propres à un peuple, et transmis par l’éducation. En effet, c’est Mirabeau, (1749-1791), l’un des défenseurs des principes révolutionnaires, qui a forgé ce terme pour la postérité dans son traité L’Ami des hommes publié en 1756. Le concept de civilisation suppose un certain “progrès” historique, tandis que celui de culture évoque, sans jugement de valeur, la conscience que chaque société a de son identité propre. 
 

        Aujourd’hui ces deux termes sont pratiquement devenus synonymes. Vous trouverez donc souvent associés les mots de Kultur et de civilisation. Dit sur un ton badin, faut-il voir dans ce rapprochement un signe annonciateur du “mariage” franco-allemandréalisé par l’Union européenne, dont je dirai un mot en conclusion, ou bien une imitation des formules complémentaires de la langue anglaise, qui associe pour bonne mesure un terme d’origine latine et l’autre d’origine saxone, telle celle du “liberty and freedom” du Book of Prayers?Dit sur un ton sérieux, la remarque précédente a pour but de vous aider à mieux comprendre pourquoi certains manuels s’intitulent Contemporary French Studies et d’autres Score civilisation française et pourquoi, faisant fi du proverbe “qui trop embrasse, mal étreint,” ce cours ambitionne d’être à la fois un cours de culture au présent et de civilisation française en évolution. 
 

J’ai donc intitulé ma causerie La politique culturelle de la France.(Vous noterez que ce lien vous renvoie au site du Ministère de la Culture et de la Communication).En France, en effet, la culture est véritablement une affaire d’Etat. D’ailleurs si vous visitez le site du Ministère des Affaires Étrangères, qui est l’équivalent de notre State Department aux Etats-Unis, vous verrez qu’il y est fièrement énoncé que ce Ministère “participe au rayonnement de la culture et de la langue françaises dans le monde.”


 

        Pouvoir politique et culture sont en France depuis très longtemps étroitement associés. En fait, c’est une tradition que l’on peut faire remonter à la monarchie absolue et à François Ier (1515-547), i.e. à la première moitié du seizième siècle. Surnommé"le père des arts", le “roué Françoué”, comme on prononçait à l’époque, fut un grand mécène, qui incarna à merveille l’esprit de la Renaissance, mais tout autant celui de l’absolutisme de la royauté. Il terminait ses actes par la formule restée célèbre de “car tel est notre bon plaisir.” Il est à l’origine de ce qu’on appelle le mécénat d’Etat. Il sut protéger les savants et des écrivains tels que Marot et Rabelais. A l'instigation de son “maître de librairie”,l'humaniste Guillaume Budé, en 1530 il créa le Collège de France avec six “lecteurs royaux” dont les cours étaient ouverts à tous et gratuits. Il attira en France d’illustres artistes italiens, notamment Léonard de Vinci, qui emporta avec lui, son chef-d’oeuvre, la Joconde, le portrait supposé de Mona Lisa, femme du Florentin Francesco del Giocondo, un tableau qui, comme vous le savez, est aujourd’hui au musée du Louvre.
 

        En 1635, Louis XIII, sous l’autorité de son ministre Richelieu, créait l’Académie française dans le but d’exercer son contrôle sur l’utilisation de la langue, clé de la culture. Vous noterez que c’est une des rares institutions, avec le Collège de France, à avoir survécu la disparition de la monarchie. Nous voyons ainsi les “hommes de lettres”, comme on les appelait alors et qu’on les appelle encore aujourd’hui (notez la connotation machiste!), encouragés à célébrer la grandeur royale. Louis XIV, par exemple, saura s’entourer des artistes les plus brillants de l’époque: Molière pour le théâtre, Lully pour la musique, Mansart pour l’architecture ou encore Le Nôtre pour les jardins de Versailles.


 

        A propos du Louvre, ancienne résidence officielle des rois de France jusqu’à ce que Versailles fût construit, c’est encore François Ier qui, en 1527, annonce aux Parisiens que c’est là qu’il veut habiter, et qui demande à l’architecte Pierre Lescot de lui construire un palais au goût du jour.


 

        Si je semble insister sur l’importance de ce musée, c’est pour montrer que le grand symbole de la nationalisation de la culture fut précisément, sous la Première République, en 1793, la conversion du Louvre, de palais royal en musée national désormais ouvert au public, musée qui renferme aujourd’hui, entre autres, maints objets d’art pillés par les armées de Napoléon, telles les fameuses antiquités égyptiennes. Le fait que François Mitterand, qui “régna” de 1981 à 1995 et que l’on affubla parfois du titre de “monarche élu”, ait fait de la réorganisation du Louvre l’un des élément clés de ses Grands Projets culturels, doit être perçu comme un geste éminemment symbolique qui marque le renouvellement du lien avec la tradition d’ouverture à la culture issue de la Révolution .


 

        Que ce soit la monarchie, l’empire ou la république, tous les régimes ont su utiliser la culture à des fins politiques. Ceci a été particulièrement vrai sous la Troisième République, i.e. de 1870 à 1940, qui continue l’héritage de la Révolution française. Je signalerai en particulier le rôle de Jules Ferry, Ministre de l’Instruction publique, dont le nom reste attaché aux lois votées en 1881 et 1882 sur l’école gratuite, laïque et obligatoire. Les écoles avaient pour tâche de transmettre à tous les futurs citoyens de la République une culture générale, qui serait leur bagage intellectuel et qui, dispensée au moyen des mêmes manuels, inclurait un ensemble de connaissances sur l’art et la littérature, la philosophie classique et l’histoire. L’accent était donc mis sur sur l’étendue des connaissances, ce que nous appelerions “breadth of knowledge,” et sur une culture générale, universelle en théorie, mais distinctement française en pratique, d’autant plus qu’elle était enseignée dans la seule langue de la république, le français, puisque dialectes et patois n’étaient pas considérés comme faisant partie de l’héritage national. 


 

        Le fait que ce soit l’Etat lui-même qui décide ce qui constitue les normes de la culture française avait comme résultante de la cantonner dans les hauts-lieux de la culture, celle des musées, par exemple, et d’en faire une culture d’élite. Ce ne sera pas avant les dernières années de la Troisième République, celles du gouvernement de gauche du Front Populaire en 1936, qu’un effort sera fait pour l’élargir à ce qu’on nomme la culture de masse, grâce à l’inclusion en particulier du cinéma et des festivals populaires. 


 

        L’expérience du Front Populaire sera cependant trop brève pour porter des fruits, et il faudra attendre l’après-guerre pour que l’on voie réapparaître la pression des mouvements de culture populaire et le concept de droit à la culture, tel qu’il apparaît d’abord dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 et ensuite dans la nouvelle Constitution, celle de la Cinquième République, avec l’arrivée au pouvoir de Charles de Gaulle en 1958. 


 

        En 1959, De Gaulle choisit André Malraux pour faire de cet homme engagé et de cet homme de lettres un Ministre d’état chargé des Affaires culturelles. Cette date marque en effet le début de la politique culturelle de la France telle que nous l’entendons aujourd’hui. Dans son appel aux intellectuels prononcé en 1948, Malraux écrivait déjà: “Nous voulons rendre à la France le rôle qu’elle a déjà tenu à plusieurs reprises, aux époque romane et gothique, comme au dix-neuvième siècle, et qui a imposé son accent à l’Europe quand il était à la fois celui de l’audace et celui de la liberté.”Premier geste symbolique: quinze grands monuments historiques, entre autres Versailles, le Louvre, les Invalides, sont restaurés. En 1964, l'Inventaire général des richesses artistiques de la France est créé, afin de recenser à l'échelle nationale l'ensemble du patrimoine français. 
 

        Quant à la diffusion démocratique des œuvres artistiques contemporaines, Malraux la promeut à travers des “maisons de la culture” grâce à un partenariat à parité entre l'Etat et les villes de province. Pour De Gaulle, qui depuis toujours s’était fait “une certaine idée de la France,” inconcevable pour lui “sans la grandeur,” cette nouvelle politique culturelle avait comme objectif principal de contribuer à son rayonnement culturel.


 

        Vinrent, comme vous le savez, les événements de mai 1968, qui amenèrent indirectement la résignation du général.Déjà cependant étaient semée, grâce à la pensée agissante de certains intellectuels français, l’idée d’une autre forme de culture, différente de ce que Malraux appelait la culture noble, et que Michel de Certeau, par exemple, nomme la culture du quotidien, culture qui se réfère à l’éventail des activités de toutes sortes dans lesquelles sont engagés les hoi polloi, i.e. les gens du commun. De plus, grâce à l’intérêt porté depuis un certain nombre d’années aux disciplines de l’ethnologie et de l’anthropologie, aux travaux de Lévi-Strauss en particulier, telle La Pensée sauvage, publié en 1962, et à ceux de Derrida, se développe l’idée d’une culture plurielle, même s’il faudra attendre les années Mitterrand pour qu’on en voie la réalisation concrète au niveau national.
 

De même que De Gaulle avait su faire appel au génie de Malraux, Mitterand trouva dans la personne d’un homme de théâtre, Jack Lang, aujourd’hui ministre de l’Education nationale dans le gouvernement Jospin, un ministre de la Culture, qui, à son tour, oserait mener “une sorte de révolution culturelle.” Durant cette période, le ministère va accélérer sa modernisation et s'ouvrir à la société contemporaine. Lang introduisit en particulier toute une série de pratiques culturelles, appelées jusque là arts mineurs, à savoir (la liste est longue) : jazz, rock, rap, tag (i.e. l’art du graffiti), cirque, bandes dessinées, mode, photographie, gastronomie, etc. C’est lui, par exemple, qui institua la Fête de la Musique, où se combine la célébration publique des talents musicaux de tous ordres. Notons le choix astucieux du mot “fête”, qui connote à la fois l’idée de festival et celle plus populaire de “faire la fête.”


 

        Quoi qu’il en soit, l’idée que l’Etat en France est investi d’une mission culturelle est largement acceptée. Il s’agit toujours, aujourd’hui encore, selon les mots de Madame la Ministre de la Culture et de la Communication, de “rendre accessible au plus grand nombre les oeuvres capitales de l’humanité, et en premier lieu les oeuvres françaises; [d’] assurer la plus vaste audience à notre patrimoine culturel.” 


 

        L’un des buts particuliers de la mission culturelle de la France dans le monde est la promotion de langue française, non plus tant au moyen de l’Académie française qu’à travers d’organismes supra-nationaux, tel que celui de l’ Organisation internationale de la Francophonie, un mot qui apparaît pour la première fois en 1880 sous la plume d’un géographe et désigne l’ensemble des espaces où se voit parlée la langue française, et dont l’organisation comprend aujourd’hui 52 pays. En septembre 1999, le sommet de la francophonie a eu lieu au Canada, dans l’ancienne Acadie de langue française, aujourd’hui en partie comprise dans le territoire du Nouveau Brunswick. En octobre 2001, le sommet aura lieu à Beyrouth. Comme vous le savez, le Liban, dont la langue officielle est l’arabe, a encore un pourcentage important (estimé à 20% en 1990) qui parle le français. L’un des résultats concrets de cette organisation est l’existence depuis 1984 de TV5, une chaîne francophone qui présente des programmes des chaînes françaises, belge, suisse, et canadiennes, et qui est diffusée depuis 1990 sur une chaîne câblée américaine. 


 

        Finalement, la présence culturelle de la France dans le monde a été exprimée lors des accords globaux du GATT (General Agreement on Tariffs and Trade, aujourd’hui remplacé par la World Trade Organization), négociés en 1993 entre les pays de l’Union européenne et les Etats-Unis, par une expression restée célèbre, quoique aujourd’hui contestée et inopérante, celle de l’ “exception culturelle,” encore appelée “exception française,” que nous traduirions par “French exceptionalism,” en ce qui concerne en particulier la protection de son cinémanational face aux impératifs des lois du marché, et surtout face à la suprématie du cinéma américain.(A lire: “Astérix contre Hollywood”).
 

        Pas de doute que le cinéma français garde une place spéciale en France, en tant qu’art et en tant qu’industrie, une industrie fortement aidée par l’État, grâce au Centre national de la cinématographie. En 1986, était créée à Paris la Fondation européenne des métiers de l’image et du son, qui est considérée aujourd’hui comme l’institut le plus important d’Europe pour la formation des futurs professionnels de l’industrie cinématographique. 
 

        Il me reste en conclusion à poser deux questions. La première est de se demander comment la politique culturelle française saura se faire plus ouverte aux autres cultures, étant donné la composition de plus en plus multi-culturelle de la France d’aujourd’hui. Le fait que le président Jacques Chirac, en janvier 2000, ait reçu quatre représentants du culte musulman afin de leur présenter les voeux de la République française, et par là de les présenter à la population musulmane de France, forte de quelque quatre millions et demi de croyants, fut considéré comme une grande première en France. Le fait aussi que certaines formes d’expression musicale, comme le raï, d’origine marocaine, se soient si bien implantées en France, est un autre signe de diversité culturelle. 
 

        La seconde question que l’on pourrait se poser est de savoir quel sera le rôle de la France dans une Europe unie, dont l’identité se définit expressément par la multiplicité de ses cultures et qui ne pourra jamais devenir un melting-pot à l’américaine. Pour vous suggérer quelques éléments de réponses, je vous renvoie aux liens hyperactifs du texte écrit, intitulés “Eloge de la diversité linguitique” , “La culture, mal-aimée de l’Europe” et “L’Europe et la culture.” Vous noterez dans le rapport d’information fait par le sénateurMaurice Blin de ce dernier texte que celui-ci exprime très clairement ses craintes à l'égard d'une politique culturelle à la française, encore fortement centralisée, comme j’ai essayé de vous l’illustrer. 
 

        Je pourrais terminer sur une boutade et répéter celle d'un célèbre historien des Français, Theodore Zeldin :“En devenant Européens, les Français, dit-il, pourront enfin cesser d'être universels.” Mais je préfère vous citer ce que le sociologue Edgar Morin, l’un des penseurs les plus importants de notre époque, disait il n’y a pas si longtemps lors d’un entretien que nous rapporte Le Monde diplomatique.
 

Interrogé sur quel pourrait être le rôle de la France au niveau européen et d’un modèle de fédération des Etats, modèle qui, à mon sens, n’est point pour se réaliser dans les années qui viennent, voici commentil répondait, dans une vision probablement utopiste mais tout à fait consonnante avec ce que j’ai essayé de vous dire à propos de cette conception française de la culture. 
 

    “La France pourrait jouer un rôle pionnier parce que sa culture possède un héritage d'universalisme, de foi civique, républicaine et patriotique, mais aussi parce que la France est le seul pays européen qui, depuis le XIXe siècle, est un pays d'immigration, alors que tous les autres sont des pays d'émigration. Elle a hérité d'une tradition d'intégration des étrangers, par l'école et la naturalisation, automatique pour les enfants nés en France depuis la Troisième République. Jamais euphorique au départ, cette intégration, qui continue à fonctionner malgré des difficultés particulières en temps de crise, explique qu'un quart de la population française actuelle ait des ascendants étrangers. Enfin, du fait de son ex-empire colonial, la France a pu reconnaître comme Français des Martiniquais ou des Vietnamiens, c'est-à-dire des personnes d'une autre couleur de peau. Dans le modèle français, l'identité nationale a toujours été transmise par l'école républicaine et l'enseignement de l'histoire de France. Les enfants assimilaient Vercingétorix, Rome, Clovis, c'est-à-dire une histoire très riche, et du reste très intéressante, car la mythologie française exalte à la fois un héros de l'indépendance, Vercingétorix, mais ne traite pas de collaborateurs les Gaulois, qui eux-mêmes ont été romanisés. Ainsi, la France, dès son origine, accepte le métissage avec les Romains, puis avec les Germains. Constituée à partir d'un tout petit royaume, l'Ile-de-France, qu'elle a élargi en intégrant au fil des siècles des régions hétérogènes, la France se caractérise en fait par un processus de francisation permanente.”